
Private equity, faut-il avoir peur ?
Après avoir conquis les investisseurs institutionnels, le private equity séduit progressivement les particuliers. L’an dernier, les personnes physiques et les family offices ont représenté 17 % des levées de capitaux du capital-investissement, soit 4,3 milliards d’euros, selon les données de France Invest. Un chiffre en progression de 78 % par rapport à 2020 et de 63 % par rapport à 2019. « Nous avons lancé notre plateforme il y a deux ans, en octobre 2020, avec la conviction que le non-coté allait intéresser la clientèle privée et que l’offre allait arriver, relate Maxime Defasy, directeur des investissements et partner d'Althos Invest. C’est allé beaucoup plus vite que nous le pensions. » Les planètes se sont alignées, permettant la rencontre de deux mondes n’ayant guère l’habitude de se côtoyer. D’un côté, les épargnants se sont mis en quête de placements rentables alors que les performances des portefeuilles diversifiés s'essoufflaient. En ligne de mire, les 12,2 % de taux de rentabilité interne (TRI) net du capital-investissement sur les quinze dernières années. De l'autre, les sociétés de gestion spécialisées dans le non-coté ont commencé à s’intéresser à cette nouvelle cible, qui leur permet de diversifier leur base de clientèle, de poursuivre leur croissance et de préserver leurs marges. Mais le mouvement vient tout juste de s’enclencher et la part du non-coté dans le patrimoine des investisseurs privés reste embryonnaire. « L’appétence pour ces classes d’actifs va s'accélérer, anticipe Yann Charraire, directeur général délégué d’AirFund. Chez les investisseurs institutionnels, le non-coté représente 15 % à 20 % de leur allocation. Chez les particuliers, c’est moins de 2 % à 3 %. Le potentiel est énorme ! »
Pour concrétiser ce potentiel, les résultats doivent être au rendez-vous. Or le contexte a radicalement changé ces derniers mois, entre hausse des taux d’intérêt et menaces sur la croissance.
Inquiétudes
Après l’euphorie des dernières années, les inquiétudes montent sur la capacité du private equity à offrir des performances satisfaisantes. « Pour le moment, la crise ne s’observe pas dans les fonds de private equity mais cela ne va pas durer, prévient Michael Sfez, fondateur de Kermony Capital. Sur les marchés actions, certains titres ont perdu plus de 40 %. Une telle déconnexion ne peut pas durer. Il y aura une remise en question de la valorisation de certaines sociétés. » Un avis partagé par Marc Romano, directeur du private equity à impact chez Mirova : « Le private equity est moins sensible aux réactions émotionnelles des marchés cotés mais il reste lié au cycle économique et aux entreprises. Donc si ces dernières se portent moins bien, cela se ressentira sur leur valorisation. »
Selon les professionnels du secteur, les fonds de capital-risque sont les plus exposés car ils font face à l’explosion de la bulle dans le secteur technologique. Mais ce ne sont pas les stratégies les plus commercialisées auprès du grand public. Les fonds de capital transmission (LBO) affrontent une autre difficulté : le renchérissement du coût du crédit. Les premiers impacts devraient s’observer dans les prochains trimestres. « Cela va remettre de la différenciation dans les offres, estime Xavier Laurent, responsable de la multigestion et de la gestion pilotée chez Federal Finance Gestion. Nous allons voir les fonds qui ont surfé sur l'effet de mode, dynamisés par le régime de taux négatifs et d'hyperliquidité entretenu par les banques centrales, et ceux avec une vraie capacité à sélectionner. » Pour Jacques Henry et Djaafar Aballeche, co-auteurs d’une note publiée par Pictet Wealth Management, « selon le scénario le plus réaliste et compte tenu de la chute des marchés financiers au premier semestre de cette année, les valorisations du capital-investissement pourraient baisser de 5 % à 10 % ».
Mais l’impact de cette baisse portera sur les fonds en cours de vie, qui ont investi au prix fort ces dernières années et vont devoir céder leurs participations dans des conditions moins favorables. « Les multiples de sortie seront moins forts qu’initialement prévu », met en garde Xavier Laurent. Pour les fonds en cours de lancement, la situation est tout autre. « Une baisse des valorisations est plutôt positive pour le nouvel entrant, souligne Yann Charraire. Les points d’entrée sont plus intéressants et les fonds vont avoir du temps devant eux pour valoriser leurs participations. »
Au sein de la banque privée Lombard Odier, on reste ainsi convaincu de l’intérêt d’investir dans des actifs privés, y compris dans des périodes de ralentissement économique. Selon une étude de la maison, les millésimes avec les meilleurs TRI seraient ceux lancés pendant des périodes difficiles, en 2001-2003 et 2007-2009 (voir le graphique). « Il ne faut pas chercher à jouer le timing de marché mais plutôt à répartir ses investissements dans le temps, préconise toutefois Stéphane Monier, directeur des investissements de la banque. Il faut être très régulier et diversifié dans son approche. »
A noter toutefois que le secteur devrait connaître de manière générale une baisse tendancielle des rendements. « Il y a eu une augmentation considérable du cash disponible pour les gérants de fonds, pointe Stéphane Monier. Au niveau mondial, ces derniers disposent actuellement de 3.400 milliards de dollars à investir. Il va y avoir une compétition importante entre les gérants, qui va se traduire par des valorisations moins attractives qu'il y a cinq ou six ans. Nous nous attendons à une baisse du rendement par rapport aux niveaux historiques. » Même anticipation chez Pictet Wealth Management qui table sur un rendement moyen de 9,2 % en dollars sur les dix prochaines années, inférieur aux 15 % annuels qui étaient obtenus il y a dix ans. Ce niveau reste toutefois supérieur au potentiel des actions internationales, selon cette même étude.
Digitalisation et climat
Dans ce contexte, certains gérants s’en sortiront mieux que d’autres, les actifs privés étant un domaine où l’on observe une forte dispersion des performances. En outre, certaines thématiques devraient sortir du lot sur le long terme, comme la digitalisation de l’économie. « Nous sommes convaincus que l’intelligence artificielle va se diffuser dans tous les secteurs d’activité, comme la santé ou la construction, et que les entreprises dans ce domaine ont un bel avenir devant elles », avance Xavier Laurent. Autre pari fort : le climat, qui pousse la finance verte et à impact. Plus globalement, « le challenge du private equity est de mieux intégrer les critères ESG (environnement, social, gouvernance) car les pratiques demeurent encore trop hétérogènes au sein de l'industrie des fonds d'actifs privés », estime Xavier Laurent.
Le marché secondaire pour limiter les risques
Pour limiter les risques, une option consiste à se tourner vers le marché secondaire. « Il présente toujours des opportunités en période de crise, remarque Michael Sfez. Lorsque les valorisations baissent, les fonds ont tendance à repousser la sortie et ils vont chercher des investisseurs au secondaire pour apporter de la liquidité aux clients. » Les investisseurs institutionnels, entraînés au plafond de leur allocation en non-coté par la baisse de leurs portefeuilles boursiers, peuvent aussi être contraints de revendre des actifs pour revenir à leur allocation cible. Des situations qui font flamber les décotes. « Sur le marché secondaire, la décote tourne traditionnellement autour de 10 % mais elle risque de grimper bien au-delà dans le contexte actuel et cela va créer de superbes performances pour demain », s’enthousiasme Maxime Defasy.
Certains segments devraient par ailleurs mieux résister dans un environnement marqué par l’inflation et la remontée de taux d’intérêt. « Historiquement, nous avions une forte concentration sur le private equity mais, récemment, nous avons fait le choix de diversifier nos positions vers de la dette privée et des infrastructures », indique Stéphane Monier.
Les actifs privés pour tous ?
L’investissement dans les infrastructures remporte tous les suffrages car il offre une bonne couverture contre l’inflation, bénéficie d’une prévisibilité des revenus et de tendances très porteuses à long terme. « Nous avons constaté que cette classe d’actifs faisait mieux que les actions internationales dans les contextes de haute inflation et de croissance faible », souligne Stéphane Monier. Le fonds GF Infrastructures Durables (géré par Infranity), accessible depuis 2020 dans les contrats assurés par Generali, a d'ailleurs collecté près de 400 millions d'euros depuis le début de l’année. La dette privée a aussi une carte à jouer. Largement libellée à taux variable, elle offre une bonne protection face à l’inflation. « Avec le niveau des taux, qui est plus élevé, et la prime d'illiquidité, les rendements attendus vont être forts, supérieurs à ceux des dix dernières années », anticipe Xavier Laurent.
Si le potentiel des actifs privés est toujours au rendez-vous, reste à savoir si ces derniers doivent s’adresser à tout un chacun. Sur le sujet, les avis divergent. Les investisseurs doivent être en mesure de faire face au manque de liquidité de ces actifs. « Attention aux solutions trop vulgarisées, alerte Michael Sfez. Certains produits vont offrir des fenêtres de liquidité, mais potentiellement au prix d’une performance dégradée, éloignée des niveaux de rendement historiques du private equity. » Autre difficulté : gérer les appels de fonds étalés dans le temps. « Nous constatons que c’est compliqué pour le client privé, note Maxime Defasy. Les clients ne savent pas quoi faire de leur argent en attendant. Il faut réagir sous quinze jours environ, un délai court pour déboucler des positions. Résultat, nous plaçons quasiment à zéro en attendant. C’est source de frustration et de déception pour les clients. »
D’un autre côté, certains professionnels vantent les mérites du non-coté pour les épargnants. « Cela répond à une problématique qui est de remettre l’épargne sur le temps long et de s’abstraire de la volatilité de produits liquides auprès de clients échaudés par les différentes crises boursières », relève Xavier Laurent. Sans compter que le private equity permet de remettre les entreprises au cœur de l’acte d’épargne.
Faciliter l'accès
L’une des difficultés à résoudre, c'est le format. De nombreux fonds sont réservés aux investisseurs avertis ou professionnels et nécessitent un minimum de 100.000 euros, notamment les fonds professionnels de capital-investissement (FPCI). « Ils peuvent être logés sur un contrat luxembourgeois… à condition de disposer d’un contrat de 250.000 euros et de 1.250.000 euros de patrimoine financier », précise Maxime Defasy. Les conseillers et banquiers privés cherchent des solutions, notamment en rassemblant leurs clients dans des mandats de private equity, comme chez Althos Invest, ou bien des fonds de fonds, comme chez Lombard Odier. « Historiquement, notre offre était à la carte en fonction des opportunités, avec des investissements unitaires de l’ordre de 250.000 euros, détaille Stéphane Monier. Puis nous avons créé des fonds de fonds par millésime, comprenant huit à dix produits diversifiés, et accessibles à partir de 150.000 euros. Il faut investir sur au moins trois millésimes différents, donc avoir environ 500.000 euros à placer en actifs privés. »
Les initiatives sont nombreuses pour rendre la classe d'actifs plus accessible avec, notamment, la multiplication des plateformes (lire l'encadré page 27) et l’essor – encore récent – du private equity dans l’assurance-vie (lire l'encadré ci-dessus). Par ailleurs, les gérants de fonds innovent aussi en lançant de plus en plus de fonds evergreen (perpétuels – lire la tribune page 52), pour mieux coller aux besoins des particuliers. « L’un des premiers en France à l'avoir fait est Eurazeo avec Idinvest Private Value Europe, qui gère désormais un milliard d’euros sur cette stratégie, ce qui en fait le plus gros fonds de private equity en France, rapporte Maxime Defasy. Depuis octobre, il offre aux clients une liquidité trimestrielle. »
La réglementation cherche à se mettre à la page pour contribuer à ce mouvement de démocratisation encore inachevé. « La réglementation Eltif (European Long Term Investment Fund), valable dans tous les pays européens, est en train d’être revue pour faciliter la création de ces fonds investissables à partir de 10.000 euros », pointe Yann Charraire. Mieux aménagée, elle donnera une clé supplémentaire pour ouvrir le champ des possibles aux investisseurs particuliers.
LES PLATEFORMES DIGITALES SE MULTIPLIENT
Pour faire se rencontrer l’offre (des grands fonds d’investissement) et la demande (des particuliers), des plateformes digitales ont vu le jour. Private Corner, Moonfare, Peqan, Altaroc… toutes proposent soit des fonds de fonds, ce qui permet à l’investisseur de diversifier ses positions à travers un seul produit, soit des fonds nourriciers de stratégies accessibles uniquement avec plusieurs millions ou dizaines de millions d’euros (et parfois les deux). Dans tous les cas, ce fonctionnement permet de réduire le ticket d’entrée en agrégeant différents investisseurs.
La plupart de ces plateformes misent sur la sélectivité, justifiant leur valeur ajoutée à la fois dans l’accès à des maisons réputées, dans le service digital lors de la souscription et pendant la vie du produit, mais aussi dans l’analyse des opportunités d’investissement. AirFund fait exception puisqu'elle se conçoit plutôt telle une place de marché, visant à proposer un choix le plus vaste possible.
Vingt-cinq fonds devraient être référencés d’ici à la fin de l’année. Et les ambitions vont bon train. Rien que le mois dernier, deux acteurs se sont lancés : Tikehau Capital, avec Opale Capital, et Archinvest. Celui-ci indique donner déjà accès à de grands gérants tels PAI Partners, Carlyle ou Bridgepoint.
L’ASSURANCE-VIE S'EMPARE ENFIN DU SUJET
Concilier la performance du private equity avec la liquidité offerte par l’assurance-vie : le graal ! « Le client bénéficie de la sécurité qu’apporte l’enveloppe, ce qui est une bonne solution pour la clientèle la plus retail », estime Marc Romano, directeur du private equity à impact chez Mirova. Mais le défi est d’ampleur.
La loi Pacte, en élargissant la possibilité d’investir dans des fonds communs de placement à risque (FCPR) au sein de l’enveloppe, a donné un coup de boost au sujet. A ce stade, les sommes sont encore modestes. L’an dernier, pour la première fois, France Invest a comptabilisé les sommes collectées par le private equity au travers de l'assurance-vie : 515 millions d’euros. Une goutte d’eau par rapport aux 499 milliards placés en unités de compte (UC) à fin 2021 mais la dynamique semble être enclenchée.
Les nouveaux venus se multiplient. Outre Axa ou Primonial, Yomoni a annoncé mi-septembre un partenariat avec Altaroc pour donner à ses clients accès au private equity, d’abord via le compte-titres, mais avec en ligne de mire assurance-vie et PER. Et il y a peu, Suravenir a annoncé la création d’une gamme complète d’UC (Tremplin).