Les enjeux des abus de marché pour les crypto exchanges

Par Nick Bayley et Hannah Rossiter, managing directors, Financial Services Compliance and Regulation chez Kroll
Comment détecter des cas de manipulation de cours sur les actifs cryptos ?

Les marchés traditionnels sont la pierre angulaire de l’infrastructure des marchés de capitaux ; ce sont des lieux fortement réglementés, exploités par des entreprises de marchés neutres, établissant des règles claires, publiques et supervisées par des autorités gouvernementales.

Le fait d’employer le terme de marché pour désigner des lieux d’échange de cryptoactifs, pourrait donner aux investisseurs qui les fréquentent une impression de sécurité et de stabilité qui serait trompeuse.

De fait, les marchés de cryptoactifs ne sont tout simplement pas réglementés comme c’est le cas de la Bourse de Londres, Euronext ou ICE Futures Europe.

Lorsque l’accès aux marchés conventionnels passe majoritairement par des institutions financières réglementées, les « marchés » de cryptoactifs sont peuplés d’investisseurs non professionnels qui investissent directement.

Environ 21 pourcents des adultes américains ont possédé un compte de cryptomonnaie en fin 2022, selon NBC News. Tandis que la plupart des gens passerait par un courtier pour acheter ou vendre les actions d’une société cotée, se développe un marché de cryptoactif où les ordres se donnent directement sur cette plate-forme et où opèrent plusieurs millions d’investisseurs individuels à travers le monde.

Pourcentage d'internautes âgés de 16 à 64 ans qui détiennent une forme de crypto-monnaie en janvier 2022

Source: GWI (Q3 2021).

Outre la question que pose l’emploi du terme « marché » pour désigner des plates-formes de cryptoactifs, nous devrions nous demander si le niveau de risque d’abus de marché associé à la négociation sur ce genre de plates-formes est ou non comparable avec celui présent sur les marchés conventionnels.

Tout change mais rien ne change 

Les plates-formes de cryptoactifs exploitent des carnets d’ordres électroniques afin d’apparier les ordres des acheteurs et des vendeurs. Par conséquent, bon nombre des risques de manipulation de cours qui pèsent sur les plates-formes de crypto sont identiques à ceux que connaissent les marchés traditionnels. Certains comportements abusifs sont communs à tous les marchés électroniques dirigés par les ordres. Le « Spoofing » du carnet d’ordres, qui consiste à saisir des ordres de grandes tailles puis à les retirer rapidement pour simuler la liquidité du marché, se produit sur les plates-formes de cryptoactifs exactement de la même manière que sur les marchés traditionnels.

Une telle pratique donne aux autres investisseurs, l’impression d’un volume d’échange important sur un instrument particulier, pour les tromper et peut-être bénéficier d’une baisse de cours, voir inciter ceux qui détiennent une part importante du marché à prendre position.

Aller de mal en pis 

Il se trouve même certaines formes de manipulations de marchés, que nous rencontrons aussi sur les marchés traditionnels, auxquelles les plates-formes de cryptoactifs sont particulièrement vulnérables.

Le « Pump et Dump » en est un bon exemple. Sur les marchés traditionnels, certains acteurs mal intentionnés peuvent essayer de faire monter le prix (« Pump ») d’une action, qu’il possède la plupart du temps, en répandant de fausses rumeurs ou en publiant de fausses informations pour tout revendre au plus haut de l’opération (« Dump »). Sur les plates-formes de cryptoactifs, les valeurs n’ont aucun lien avec un sous-jacent réel, que ce soit une entreprise ou une marchandise, laissant aux participants des discussions sur la performance des actifs, des conseils de trading ou des recommandations sur les forums. De tels sujets sont encore plus vulnérables aux volontés individuelles de faire monter le prix artificiellement.

Une autre pratique abusive, que nous connaissons bien sur les marchés traditionnels et à laquelle les plates-formes de cryptoactifs sont particulièrement vulnérables est le « quote stuffing». Il s’agit, comme son nom l’indique, de surcharger délibérément le système informatique qui gère la plate-forme avec l’intention de ralentir la vitesse de traitement des opérations et ainsi priver les autres participants d’opportunités d’investissement. Le fait qu’une plate-forme de cryptoactifs compte généralement un très grand nombre d’investisseurs non professionnels, ayant tous un accès direct au marché, ne fait probablement qu’augmenter ce risque.

Une part importante des actifs échangés sur ces plates-formes sont détenus par un petit nombre influent de participants (« les baleines cryptographiques »). Compte tenu de ces positions par rapport au reste des participants, les « baleines » ont la capacité de faire délibérément baisser les prix, de déclencher des ordres permettant d’arrêter une perte de valeur et d’amener les autres participant à vendre à des prix artificiellement bas.

Les nouvelles formes de manipulation

Il existe certaines formes de manipulations qui sont propres aux plates-formes de cryptoactifs. C’est le cas de l’utilisation abusive d’informations confidentielles (on ne peut juridiquement pas parler d’informations privilégiées dans ce domaine), qui constitue malheureusement un risque majeur pour ces plates-formes. Un salarié d’une plate-forme qui a accès à des informations confidentielles sur la « cotation » d’un nouvel actif peut effectuer des transactions avant l’annonce officielle de cette introduction, par le biais d’une opération de gré-à-gré sur le marché « gris » ou en achetant cet actif sur la première plate-forme à l’introduire.

Qui pourra réglementer le Far West ?

Compte tenu du manque de réglementation permettant aux gouvernements d’effectuer une surveillance efficace et de la participation directe des investisseurs, la charge de détecter et prévenir les manipulations de marchés pèse entièrement sur les plates-formes de cryptoactifs. Certes, une plate-forme peut choisir de créer sa propre technologie de surveillance, mais l'expérience des éditeurs qui ont élaboré des solutions pour les marchés traditionnels suggère que cette approche est assez inefficace.

Il est probable que ladite plate-forme choisira d'acheter un logiciel spécialisé auprès de l'un de ces éditeurs. En effet, parmi ceux-là, plusieurs ont déjà cherché à se spécialiser dans la surveillance du marché pour les bourses de crypto-monnaies.

Cependant, les bourses de cryptoactifs ne sont pas pour le moment pas tenue de respecter un cadre réglementaire visant à prévenir les abus de marchés. Les plates-formes qui choisissent de le faire, s’y engagent volontairement, probablement pour améliorer leur image et persuader leurs clients que leurs plates-formes ne sont pas truquées. Bien que cette situation soit susceptible d'évoluer au cours des prochaines années et que les plates-formes de cryptoactifs soient de plus en plus réglementées, la surveillance du marché est coûteuse, tant en termes de système que de personnes. C'est pourquoi de nombreuses plates-formes choisiront d'effectuer une surveillance au compte-gouttes, voire de ne pas la faire du tout.

À RETENIR :

Si les investisseurs veulent investir dans les cryptoactifs, c'est leur choix. Cependant, toute suggestion selon laquelle ces nouveaux « marchés » sont aussi bien réglementés que les bourses traditionnelles doit être regardé avec un haut degré de scepticisme.