
Plateformes : un enjeu de taille

Les plans de continuité d’activité sont mis en œuvre : salariés en télétravail, communications par email ou téléphone, traitement plus lent des opérations non stratégiques… Les plateformes de distribution aux conseillers en gestion de patrimoine (CGP) ne font pas exception à la règle durant cette période d’épidémie de coronavirus. Mais si les premiers jours de confinement ont entrainé une baisse de l’activité, les salariés se sont mis en ordre de marche, anticipant une reprise au cours des prochaines semaines. Le temps pour les CGP de réaliser que la situation va durer, et qu’il faut s’organiser pour en tenir compte.
Pourtant, il y a quelques semaines de cela, l’ambiance était plutôt à l’affairement, notamment au sein d’une adresse prestigieuse du 8e arrondissement de la capitale. Les bureaux respirent le neuf, le décor est design et épuré. Les soixante-dix salariés que compte Alpheys ont été réunis sur ce site en fin d’année dernière. Un enjeu d’intégration pour la plateforme de distribution aux CGP du groupe Crystal, qui est la résultante d’un ambitieux projet d’acquisition.
Retour en arrière. En janvier 2019, l’ex-Crystal Partenaires annonce avoir finalisé l’acquisition de Finaveo & Associés, spécialisé dans les plateformes bancaires pour les compte-titres et PEA auprès des CGP. Six mois plus tard, l’ensemble, depuis lors baptisé Finaveo Partenaires, se lance à la conquête de CD Partenaires, la plateforme patrimoniale de La Française. Sur le salon Patrimonia, en septembre 2019, la nouvelle entité, revendiquant plus de 5 milliards d’euros d’encours gérés, annonce son changement de nom pour arborer celui d’Alpheys. « En dix-huit mois, le paysage a beaucoup changé », résume Sisouphan Tran, son directeur général délégué. Car le groupe n’est pas le seul à avoir fait preuve de fièvre acheteuse. Un autre grand mouvement de concentration a été mené par Nortia, filiale de distribution du groupe DLPK dédiée aux CGP. Courant 2018, le courtier nordiste a mis dans son escarcelle Sélection 1818 puis Aprep Diffusion, le regroupement pesant désormais 12 milliards d’euros. « Sur ce métier, nous avons besoin d’atteindre une taille critique pour répondre aux enjeux de la réglementation et de la digitalisation », explique Philippe Parguey, directeur général de Nortia.
Deux typologies d’acteurs. Car ce marché est en pleine mutation. Les plateformes de distribution, qui font l’interface entre les producteurs de produits d’épargne et les conseillers en gestion de patrimoine, doivent répondre aux enjeux de leurs clients. « Les contraintes réglementaires sont fortes avec de nouvelles obligations sur le conseil en investissement, évoque Fayçal Redjeb, senior manager chez Périclès Consulting. Cela conduit à rendre le marché plus professionnel. » Mais le secteur est loin d’être homogène. D’un côté, se trouvent des acteurs indépendants, des assureurs, proposant un large choix de produits (assurance vie mais aussi compte-titres, SCPI, prévoyance, etc.) construits en architecture ouverte. De véritables « supermarchés », comme on les appelle parfois, parmi lesquels Nortia et Alpheys font figure de poids lourds.
De l’autre côté du globe, figurent des filiales de distribution de grands assureurs, mono-fournisseur et à l’offre centrée sur l’assurance vie. On y trouve, quelques mastodontes dont Generali Patrimoine, BNP Paribas Cardif et Axa Thema, mais aussi Intencial Patrimoine (Apicil), Vie Plus (Suravenir), MMA Expertise Patrimoine (Covea) ou encore Swiss Life Assurance et Patrimoine. Quelques acteurs sont plus atypiques tel UAF Life Patrimoine qui, malgré son appartenance à Spirica (Crédit Agricole Assurances) développe une offre en architecture ouverte (un contrat a notamment été lancé avec Oradéa Vie) ou encore Primonial Solutions qui, bien qu’indépendant, tend à internaliser la production de ses solutions. Dans cette offre assez dense, les CGP choisissent généralement trois ou quatre acteurs afin de couvrir l’ensemble des besoins de leurs clients.
Des gammes de produits enrichies. Car les produits sont la base de ces plateformes, encore largement dominées par l’assurance vie. Le contexte de taux d’intérêt bas vient chambouler les habitudes en conduisant les assureurs à une course aux unités de compte au détriment du fonds en euros. Les gammes ont dû être enrichies pour offrir des alternatives aux CGP. « Résultat, nous avons observé un gros mouvement sur les supports en immobilier », constate Pascal Perrier, directeur des réseaux CGP, courtiers et e-business de BNP Paribas Cardif, qui donne accès dans son contrat Cardif Elite aux trois plus importants OPCI du marché.
L’offre s’est répandue comme une trainée de poudre. Mais la nouvelle donne concerne plutôt le non coté. « Un de nos grands axes pour 2020 sera de mettre en avant notre offre de private equity car nous pensons que l’année va être compliquée pour les OPCVM traditionnels, indique Daniel Collignon, directeur général d’UAF Life Patrimoine. Spirica est l’une des premières compagnies à avoir mis du non coté dans ses contrats et nous pensons que la loi Pacte, en déplafonnant les montants investis, sera un puissant aiguillon. » Naturellement, la crise liée à la propagation du coronavirus et les conséquences économiques également sans précédent doivent être prises en compte. Dit autrement, elles vont occuper l’espace et il conviendra de suivre l’avancement de tous les projets des différents acteurs. Reste que Spirica planche actuellement sur le lancement d’une offre d’investissement socialement responsable, comprenant des unités de compte mais aussi un fonds en euros respectueux des critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance). « Chez Axa Thema nous souhaitons aussi proposer des produits développés en exclusivité pour nos partenaires, comme le fonds Amplio, qui est un support avec effet de levier sur un fonds obligataire « buy and hold » avec un effet de levier », cite en exemple Edouard Pedro, son directeur commercial. La gestion sous mandat et les ETF sont aussi dans les cartons chez certains.
Au-delà de l’assurance vie. Surtout, les plateformes complètent progressivement leur offre en sortant de l’assurance vie. Ainsi Axa Thema développe une offre de crédit patrimonial. « Jusqu’à il y a quelques années, la gestion du passif n’était pas une priorité mais c’est en train de changer, estime Edouard Pedro. En 2019, nous avons enregistré 620 millions d’euros de nouveaux crédits, soit la moitié de la production d’Axa Wealth Management. Souscrire un crédit est souvent un acte chronophage et stressant pour les clients, nous sommes là pour apporter de la simplicité et de la réactivité. » La plateforme table aussi sur le développement de la prévoyance, un segment sur lequel elle se développe depuis trois ans. Enfin, le plan d’épargne retraite (PER), produit sur lequel les conseillers en gestion de patrimoine estiment avoir une grande légitimité, n’est pas en reste (voir encadré).
Mais les plateformes les plus en pointe sur la diversification sont bien sûr les acteurs indépendants. Nortia a mis les bouchées doubles l’an dernier. Une offre de SCPI en direct, lancée en novembre, doit être étoffée et complétée avec l’accès à du crédit. Le distributeur a également développé début 2020 une offre de prévoyance Nortia Protect (assurance emprunteur, homme clé, assurances personnelles). Quant à Alpheys, elle se positionne tout bonnement comme « la plateforme la plus ouverte, la plus complète et la seule qui couvre tous les métiers de la gestion de patrimoine », selon son directeur général délégué. Il faut dire qu’en donnant accès à l’assurance vie, le compte-titres, le PEA, l’immobilier, les SCPI en direct, la prévoyance et le financement, la plateforme balaye large.
La qualité de service, premier discriminant. Malgré cette diversification de l’offre, toutes n’ont qu’un mot à la bouche : les services. « Notre métier c’est de favoriser le développement de l’activité de nos partenaires, souligne Philippe Parguey. L’activité de conseil en gestion de patrimoine se professionnalise et les conseillers accèdent à une clientèle plus haut de gamme. De ce fait, ils ont besoin d’une expertise plus pointue. » Les équipes commerciales montent en compétences pour répondre à ces attentes et les plateformes mettent à disposition de leurs partenaires un pôle d’ingénierie patrimoniale et/ou des référents juridiques. Des formations sont organisées, des tutoriels sont mis à disposition…
La proximité, la réactivité et la qualité de gestion des dossiers sont aussi des sujets auxquels les partenaires sont très sensibles (voir interview). D’ailleurs, lorsque les distributeurs faiblissent dans ce domaine, la sanction est immédiate, comme le démontre l’étude annuelle de Périclès Consulting sur la qualité des back offices. Ainsi Nortia a pâti l’an dernier de ses acquisitions successives, qui ont conduit à une dégradation dans le suivi des dossiers et conduit la plateforme à perdre dix places dans le classement. Une faille bien identifiée chez Nortia. « Notre premier chantier pour 2020 c’est de revenir sur nos standards de qualité en termes de back office », assure Philippe Parguey.
Autre acteur à subir des reproches au cours de l’année écoulée : BNP Paribas Cardif, pénalisé par la réorganisation de ses équipes. Le distributeur est passé d’un modèle décentralisé avec douze directions régionales à une organisation centralisée avec 140 personnes réunies à Rueil-Malmaison, recouvrant l’informatique, les opérations, le marketing, le juridique, l’ingénierie patrimoniale.... « Il y a deux ans, nous avons senti la nécessité de nous transformer pour être plus compétitif et nous avons donc mis en place un vaste chantier de digitalisation, explique Pascal Perrier. Nous avons néanmoins maintenu une activité commerciale itinérante en région. » Un chamboulement qui a déstabilisé ses partenaires. L’entité veut désormais mettre les bouchés doubles sur la qualité de service en 2020. « Nous allons être encore plus vigilant sur les indicateurs de qualité comme le taux de décroché au téléphone, le délai de réponse aux emails, le taux d’erreur dans les dossiers… », indique Pascal Perrier. D’autres, au contraire, font le pari de la présence locale, à l’instar de MMA Expertise Patrimoine, organisé en trois régions découpées en 23 secteurs. Les forces commerciales sont sur le terrain, de même que les chargés de relations partenaires. « Nous sommes reconnus pour cette proximité, assure Olivier Quentin. Nous apportons également un appui à la souscription et à la gestion des contrats de façon décentralisée, en régions, avec un maillage fin du territoire. » Chez Axa Thema, l’équipe commerciale, de trente personnes, est aussi répartie sur toute la France. Elle est épaulée par une équipe de commerciaux « assis », appelée « Espace Thema », qui assure une plus grande réactivité de réponse. « Nos partenaires nous demandent un accompagnement humain, constate Edouard Pedro. La présence locale est incontournable et c’est pourquoi nous comptons recruter davantage en 2020 pour avoir un meilleur maillage du territoire. »
Le digital au centre de tout. La réactivité et l’accompagnement ne passent pas uniquement par l'humain. Les attentes sont grandes sur le digital et toutes les plateformes font des efforts pour s’améliorer sur ce terrain. « Nous avons investi 17 millions d’euros pour avoir d’ici juin 2020 l’intégralité des actes de gestion entièrement digitalisée, indique Pascal Perrier. C’est indispensable pour gagner en rapidité de traitement des opérations, obtenir une meilleure complétude des dossiers et alléger le travail de saisie des CGP. » Les chemins de souscription dématérialisés permettent en effet d’embarquer les contrôles réglementaires. Ainsi un dossier sur lequel manque un justificatif ou une annexe ne pourra être validé.
Au sein du groupe Covéa, un vaste projet informatique est également en cours. « Nous arrivions à la fin d’un cycle avec notre outil donc nous devions investir, reconnait Olivier Quentin. Actuellement, les CGP accèdent directement à la matrice du contrat et ils peuvent donc procéder à tous les actes de gestion avec des délais d’exécution très court. Mais cet outil n’est pas très intuitif et donc difficile d’utilisation pour les partenaires qui ne l’utilise pas régulièrement. D’ici la fin de l’année nous allons donc mettre en place un nouveau portail. »
Reste que le chantier est gigantesque, a fortiori pour les plateformes travaillant avec une multitude d’acteurs. Leur valeur ajoutée n’en est que plus forte. « Nous travaillons avec neuf compagnies rien que sur l’assurance vie donc nous ne pouvons pas développer la souscription dématérialisée partout car chacune avance à son rythme, commente Philippe Parguey. C’est en outre très complexe car chaque assureur a ses règles, sa technologie, ses exigences d’information et ses règles métier que nous devons intégrer dans le parcours. Enfin, certains assureurs ne veulent toujours pas pratiquer la signature électronique. Le travail à mener reste donc important. En ce moment nous travaillons par exemple à faire le lien entre les agrégateurs et notre outil pour éviter au CGP d’avoir à saisir deux fois les mêmes données. »
Alpheys rencontre les mêmes difficultés sur la partie assurance vie liées à la diversité de l’offre. La plateforme peut en revanche se targuer d’offrir un process totalement digitalisé sur le compte-titres et le PEA. « Sur ces enveloppes, les clients sont en attente de réactivité pour pouvoir profiter des opportunités lorsqu’elles se présentent », insiste Sisouphan Tran. La plateforme permet aussi la souscription en ligne de SCPI avec son module « So SCPI ». Et la digitalisation est loin d’être un dossier clos, tant les projets sont nombreux. « Nous finissons cette année de développer les actes de gestion en ligne pour l’ensemble des contrats gérés par Spirica, détaille Daniel Collignon. Notre ambition est d’étendre cette possibilité à tous les produits que nous commercialisons, y compris avec d’autres compagnies. A plus long terme nous aimerions introduire la souscription sur smartphone ! »
Reste que pour rester dans la course, des investissements importants sont nécessaires. Certaines compagnies pourraient donc se détourner de cette activité. « Le nombre d’acteurs va diminuer, le chemin de la concentration n’est pas terminé », conclut Daniel Collignon.
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Quatre questions à Fayçal Redjeb, senior manager chez Périclès Consulting
L’Agefi Actifs : Quelles sont les attentes des conseillers en gestion de patrimoine vis-à-vis des plateformes ?
Fayçal Redjeb - Il y a d’abord une attente sur l’offre de produits. Aujourd’hui les taux bas font que le rendement des fonds en euros est proche de zéro. Certains assureurs ont ajouté des contraintes d’accès et ils communiquent déjà sur les rendements futurs, qui seront très faibles. Des frais ont parfois été rajoutés sur les arbitrages en direction du fonds en euros. Cela fait bouger le modèle. Les CGP ont besoin de pouvoir proposer des alternatives. Il y a une offre qui se développe fortement en parallèle : les SCPI.
La réactivité sur la gestion est aussi plébiscitée ?
En effet, la qualité de gestion de la plateforme est essentielle. Le degré de satisfaction du CGP est lié au bon traitement des dossiers. La prise en charge, le suivi sur la gestion des dossiers comptent beaucoup. Cela peut prendre plusieurs formes : l’envoi d’emails, de notifications, de SMS… Dans la même veine, la gestion des réclamations doit être efficace : si une erreur a eu lieu il faut pouvoir résoudre le problème rapidement.
À cette fin, quelles sont les organisations qui fonctionnent le mieux ?
Nous avons constaté de nombreuses réorganisations ces dernières années chez les plateformes, notamment mono-assureurs, par exemple chez Cardif ou Generali Patrimoine. Aujourd’hui, on constate qu’il y a des organisations différentes qui se sont mises en place. Certains optent pour un maillage fin en région quand d’autres choisissent de centraliser leurs équipes. La proximité géographique n’est pas forcément essentielle mais les CGP veulent un contact identifié qui s’occupe d’eux et pouvoir le joindre directement et facilement. Même chose avec les équipes de middle office.
Quels sont les autres critères importants ?
Les plateformes effectuent le travail de commissionnement pour les CGP. Ce service est un sujet clé. Les CGP attendent une bonne lisibilité des bordereaux de commission, des calculs fiables et des délais de paiement raisonnables. Ils veulent en outre pouvoir accéder aux barèmes en ligne. Et puis bien sûr, le digital reste un sujet d’actualité fort. Les attentes se portent sur l’offre de produits et sur les services. Toutes les obligations liées au conseil en investissement restent une préoccupation. Les évolutions technologiques doivent permettre de répondre à ces contraintes.