L’ISR en plein doute

Controverses, interrogations existentielles, capharnaüm des labels et avalanches de nouvelles réglementations : l’investissement socialement responsable cherche sa voie. Au risque de perdre l’épargnant en cours de route

La déflagration a eu lieu fin janvier 2022. Le journaliste Victor Castanet publie son livre Les Fossoyeurs, résultat d’une enquête au cours de laquelle il révèle de graves soupçons de maltraitance dans les résidences du spécialiste des Ehpad Orpea. La suite est désormais connue : scandale médiatique et ouverture d’une enquête administrative sur les pratiques du groupe. Si l’affaire suit son cours, la découverte a déjà fait grand bruit dans le monde de l’investissement socialement responsable. En cause : les excellentes notes Environnement, social gouvernance (ESG) de la société et la présence, en tant qu’actionnaires, de plusieurs sociétés de gestion reconnues pour leur gestion ISR, dont Comgest, DNCA, Mirova ou encore Sycomore AM. « L’affaire Orpea est un vrai cas d’école, reconnaît Léa Dunand-Chatellet, gérante et directrice de l’investissement responsable chez DNCA Finance. Alors que conjointement nous avons assisté à la publication de résultats financiers très positifs et d’un ouvrage relevant des problèmes dans les pratiques de la société, la sanction boursière a été immédiate. » Autrement dit, le risque social s’est matérialisé dans la valorisation de la société pourtant florissante, du jamais vu !

Rapidement, l’opprobre a été jeté sur les agences de notation ESG. « Elles travaillent sur des données déclarées par les entreprises, rappelle Anne-Catherine Husson-Traore, directrice générale de Novethic. Pour les grandes entreprises, il est facile de cocher les cases qui vont bien dans les questionnaires. Il y a en outre un effet ‘moyenne’ puisqu’elles étudient un grand nombre de critères. Mieux vaudrait identifier les critères clés de chaque secteur, qui correspondent à leurs principaux risques ESG. » Même constat chez Candriam. « Nous savons que les agences de notation ne peuvent pas tout voir, considère Vincent Compiègne, directeur de la recherche et des investissements ESG du gestionnaire. Il y a encore des failles d’autant que le modèle est très quantitatif. En particulier, sur la dimension sociale, certains indicateurs comme la satisfaction des clients, le turnover, l’absentéisme, les écarts de salaire, sont encore très mal captés. » Le sujet est au cœur de l’investissement socialement responsable dans la mesure où l’accès à la donnée est central. « Nous sommes dépendants de l’ensemble des acteurs de l’écosystème de l’ISR pour certifier la qualité d’une démarche ISR et en particulier de la qualité de la notation ESG », souligne Armel Castets, porte-parole du label responsable et chef du bureau épargne et marchés de la direction générale du Trésor. Il identifie deux niveaux d’amélioration. Le premier porte sur la publication des données par les entreprises, laquelle va être mieux encadrée par la directive Corporate sustainability reporting directive (CSRD). Cette dernière vise à renforcer les exigences actuelles en matière de reporting extra-financier des entreprises à partir de 2024. « Il faut aussi améliorer le travail des agences de notation ESG avec une réglementation dédiée à l’image de ce qui existe pour les agences de notation financière, pointe Armel Castets. La Commission européenne fera des propositions dans ce sens pour 2023. »

Mais les agences ne sont pas les seules responsables. « Pour la plupart des grands investisseurs, le fait qu’une entreprise ait une activité dans le domaine social compte plus que la façon dont sa mission est exercée », constate Anne-Catherine Husson-Traore. Un biais favorisé par l’engouement pour les fonds thématiques, qui mettent l’accent sur certains secteurs jugés comme répondant à une problématique environnementale ou sociale. Autrement dit, l’accent n’a pas été assez mis sur les pratiques, alors même que plusieurs événements passés auraient pu permettre de déceler le risque de controverse. « La notation extra-financière n’a pas anticipé la matérialisation de ce risque, estime Luisa Florez, directrice des recherches en finance responsable chez Ofi AM. Mais ce n’est pas non plus le rôle des scores car ces derniers sont généralement calculés à partir de données historiques communiquées par les entreprises. Pour avoir une vue prospective, il faut discuter avec les entreprises et avec les différentes parties prenantes. » Un travail d’autant plus complexe que, selon cette spécialiste, les risques sociaux se matérialisent encore peu dans les cours, alors que les marchés commencent à prendre en compte les critères environnementaux et de gouvernance. Preuve que des doutes existaient, chez DNCA, aucun titre du secteur n’était présent dans les fonds catégorisés article 9 au sens du règlement SFDR, ceux qui visent un objectif de développement durable. « Dans cette catégorie la plus exigeante, nous ne possédions aucune action du secteur des maisons de retraite depuis 2020 car la crise du Covid complexifiait leur modèle économique et mettait encore plus en lumière les tensions inhérentes au secteur », relate Léa Dunand-Chatellet. La société de gestion était en revanche exposée via certains produits moins stricts, classés dans la catégorie article 8. Des enseignements ont pu en être tirés. « Dans notre analyse, nous avons un pan ‘news et controverses’, explique Léa Dunand-Chatellet. Les premières représentent des éléments qui ne sont pas forcément préjudiciables sur le plan juridique mais qui envoient des signaux négatifs. Désormais une partie significative de notre comité de gestion hebdomadaire est consacrée à ces éléments pour les partager avec les gérants. Lorsque ces signaux sont trop nombreux, nous n’investissons pas. »

 

Finalité de l’épargne

L’affaire Orpea n’a pas été la seule à bousculer le monde de la finance durable. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, fin février, a également conduit les investisseurs à se poser diverses questions sur la finalité de leur épargne et à faire émerger de nouveaux thèmes comme la souveraineté énergétique mais aussi le financement des valeurs de la défense ou bien encore à remettre en question les investissements dans des pays non démocratiques. « Cela pose beaucoup de questions dont les réponses ne sont pas binaires », estime Luisa Florez. Ofi AM a choisi d’aborder la question sous l’angle des risques en élaborant un cadre conceptuel fondé sur quatre enjeux : la façon dont l’entreprise agit vis-à-vis de ses salariés ou fournisseurs en situation de conflit, le risque de controverse, le risque de boycott et la nécessité de transparence. « Nous avons une surveillance accrue sur ces aspects depuis le début du conflit en Ukraine, ajoute Luisa Florez. Nous attendons des réponses des différentes sociétés exposées, qui pourraient modifier leur notation et éventuellement nous amener à revoir certaines positions. » Chez Candriam, une liste de pays avec un régime oppressif existait déjà. « Cette politique évoluera probablement dans le temps en y intégrant des seuils plus précis, ou des critères particuliers concernant les services essentiels à la population », indique Vincent Compiègne.

Quant au financement de l’armement, le sujet fait débat. Pour DNCA Finance, c’est à l’investisseur de trancher et non à la société de gestion de se positionner, rappelant au passage que la détention du label ISR français n’impose aucune exclusion sectorielle. « Être un acteur responsable et agir dans le secteur de l’armement et la défense n’est pas forcément antinomique, souligne Léa Dunand-Chatellet. L’important est que l’investisseur soit informé de la possibilité ou non de détenir des valeurs du secteur dans les produits qu’il souscrit. » La maison fournit un choix de supports avec des politiques d’exclusion à différents niveaux pour que chacun y trouve son compte. Mais la société de gestion insiste sur la constance des politiques mises en œuvre. Pas question de changer d’avis en fonction de l’air du temps ou des performances en Bourse. « Nous avons trois niveaux d’exclusion graduels et celui appliqué pour chaque fonds est mentionné dans son prospectus, indique Léa Dunand-Chatellet. En cas de changement, cela nécessiterait d’envoyer une lettre aux porteurs pour les informer. L’objectif est de prémunir l’investisseur de changements opportunistes. » Pour Vincent Compiègne de Candriam, le financement de l’armement n’est pas un sujet pour l’ISR. « Oui, il est nécessaire pour les pays de se protéger mais est-ce le rôle des gérants ISR de financer les sociétés du secteur de l’armement? interroge-t-il. Il est impossible de contrôler les destinataires des produits et de vérifier précisément leur fonction : double usage, protection de la population civile, utilisation par un régime oppressif, etc. »

 

Perte de repères

Autant de débats qui ont de quoi perdre l’investisseur final, sur ce qu’est - et n’est pas - un investissement durable. En théorie, celui-ci peut se reposer sur un label pour s’assurer de la durabilité de son investissement. Mais le principal label français, celui qui intègre la majeure partie de l’offre durable, le label ISR, est actuellement affaibli. Très critiqué ces derniers temps, ce dernier se refait une beauté pour mieux correspondre aux canons de l’ESG à l’heure actuelle (voir encadré). Le baromètre de l’investissement responsable de CPR AM reflète cette perte de repère. Lors de la dernière édition publiée en décembre 2021, 51 % des épargnants interrogés indiquaient que la labellisation ne les incitait pas à investir dans des produits d’investissement responsable. Ce chiffre n’était que de 40 % lors de l’édition précédente en 2020. Quant au label Greenfin, il se limite aux activités vertes et n’est décerné qu’à un nombre très restreint de produits. D’ailleurs, dans un rapport commandé par le ministre Bruno le Maire, Yves Perrier, président d’Amundi et vice-président de Paris-Europlace, a formulé 24 recommandations pour « Faire de la place financière de Paris une référence pour la transition climatique ». Parmi celles-ci, le rapport évoque la création d’un label « Transition Climat », destiné à « valoriser les investissements dans la transition carbone et pas uniquement dans les actifs déjà considérés comme verts ». De quoi ajouter encore un peu de confusion ! Par ailleurs, la taxonomie, en cours d’élaboration, n’est pas encore un référentiel efficace. D’autant que les débats autour de la taxonomie verte européenne ont achevé de montrer que les sujets de financement durables étaient complexes. Alors que le projet initial excluait le gaz et le nucléaire de la liste des activités ayant un impact favorable sur l’environnement, l’acte délégué publié début février 2022 les a réintégrés.

Dans ce maquis, le règlement SFDR, dont le premier pilier est entré en vigueur il y a tout juste un an, a justement pour but d’apporter de la clarté à l’épargnant. Depuis le 10 mars 2021, les sociétés de gestion doivent en effet classer leurs fonds selon trois niveaux, dénommés article 6, 8 et 9. Chacun implique des obligations différentes en matière de reporting. Les fonds « article 6 » se limitent à fournir des informations ESG ; les fonds « article 8 » intègrent des critères ESG dans leurs portefeuilles d’investissement et les fonds « article 9 » poursuivent un objectif de développement durable. Depuis lors, c’est à chaque gestionnaire d’intégrer cette nomenclature selon sa propre méthodologie, les textes étant peu normatifs. Les résultats divergent d’une société de gestion à l’autre, selon que la lecture des textes est stricte ou plus accommodante. L’agence d’information financière Morningstar, en tout cas, a relevé une hausse considérable du nombre de supports durables depuis lors. Entre juin et septembre dernier, leur nombre a crû de 65 %. Preuve que la confusion n’est pas l’apanage du néophyte, Morningstar a décidé, en février dernier, de sortir de son univers de fonds durables 1.200 produits domiciliés en Europe présentés comme durables par leurs promoteurs, représentant 1.300 milliards d’euros d’encours. Les fonds monétaires, les fonds de fonds et les fonds nourriciers ont ainsi été exclus, de même que ceux se limitant à quelques exclusions sectorielles. L’agence a fait le choix de ne conserver que les fonds affichant des objectifs d’investissement durable et/ou utilisant des critères ESG dans la construction de leur portefeuille. Un grand ménage nécessaire, selon Anne-Catherine Husson-Traore, qui regrette plus globalement que de nombreuses gestions ISR soient trop liées à leur indice de référence (benchmark). « La gestion benchmarkée est l’un des péchés originels de la finance durable, estime-t-elle. La promesse de l’ESG est forte. Les fonds doivent pouvoir afficher leur différence. En collant à l’indice, ils reflètent le marché tel qu’il est, c’est-à-dire loin d’un alignement sur l’objectif de l’Accord de Paris, et d’une transformation durable effective. »

Malgré ces ajustements, SFDR apporte une réponse au besoin de granularité que nécessite désormais la finance durable. « Alors que le label ISR est binaire, la réglementation SFDR permet de mieux segmenter les gammes et elle introduit les notions d’objectif extra-financier et d’impact », note Léa Dunand-Chatellet. Deux stratégies majeures émergent, correspondant aux articles 8 et 9. « Il y a d’une part l’intégration ESG, proche du cadre du label ISR, qui permet d’intégrer les enjeux ESG dans l’analyse des risques et d’autre part la gestion à impact qui vise à résoudre une problématique sociale ou environnementale », établit Luisa Florez. Si la première approche draine l’essentiel des capitaux, la seconde voit de nouveaux fonds se créer tous les jours. Ces produits souvent appelés fonds à impact répondent bien aux attentes des épargnants. Selon le baromètre de CPR AM, 69 % des épargnants qui investissent durable souhaitent contribuer positivement à l’évolution de la société. « Sur le papier c’est pas mal, à condition que ce soit bien fait, nuance Vincent Compiègne. La clé, ce sont les indicateurs choisis et les positions en portefeuille. » Ce pan de la gestion est en plein essor. « Nous estimons que l’offre de fonds article 9 pourrait atteindre 15 à 20 % du marché à terme, contre moins de 5 % aujourd’hui, évalue Léa Dunand-Chatellet. Mais ces fonds ne peuvent représenter l’intégralité du marché car toutes les classes d’actifs ne le permettent pas et parce que ces fonds sont par définition absents de certains secteurs, comme le luxe par exemple, qui n’offre pas de produits ou services ayant un impact positif direct sur le développement durable. »

 

De nouvelles exigences

C’est dans ce contexte mouvementé qu’intervient la révision de Mifid 2. A partir du 2 août 2022, les nouvelles exigences de la directive européenne sur les marchés d’instruments financiers en matière d’évaluation de l’adéquation entreront en application. Dès lors, les intermédiaires offrant un conseil en investissement ou un service de gestion de portefeuille devront recueillir les préférences de durabilité de leurs clients. Selon l’AMF, ces préférences devront être recueillies en lien avec les investissements alignés avec la taxonomie européenne, les investissements durables selon SFDR et enfin selon les principales incidences négatives des placements. « L’obligation de prendre en compte les préférences ESG va démystifier la légende urbaine selon laquelle les épargnants ne demandent pas l’investissement durable, anticipe Anne-Catherine Husson-Traore. Associer les citoyens va permettre de changer la conversation alors que la quête de transparence et de traçabilité irradie dans tous les secteurs. » L’Autorité européenne des marchés financiers (Esma) a lancé une consultation afin de confronter le texte à la vision opérationnelle des professionnels « en vue d’en assurer la bonne applicabilité ». Un guide méthodologique est attendu pour fin avril-début mai. L’Esma devrait faire des recommandations assez précises sur les questionnaires à administrer. En revanche, les sociétés de gestion devraient garder une certaine liberté méthodologique pour faire correspondre les attentes des épargnants avec leur offre de fonds. Dans les prochains mois, un effort de pédagogie devra être mené avec l’arrivée de cette nouvelle exigence réglementaire (voir encadré). « Nous allons devoir poser des questions qui ne sont pas simples et pour lesquelles il n’existe pas de réponse unique, estime Vincent Compiègne. Pour que les épargnants puissent émettre un jugement, il faut qu’ils connaissent les sous-jacents. Cela va nécessiter un gros effort pour éduquer les clients, et avant eux les distributeurs. »