Ingénierie patrimoniale

L’IA, plutôt «augmentée» qu’artificielle

Eric Leroux
Source de bien des fantasmes, l’intelligence artificielle n’est pas encore une réalité dans l’univers de l’assurance vie et de la gestion de patrimoine en général
En revanche, les outils d’analyse et la masse de données pourraient conduire à des conseillers… augmentés
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Faire de la France l’un des leaders en matière d’intelligence artificielle (IA) : telle est la volonté du président de la République, qui a annoncé, fin mars, le lancement d’un grand plan doté à hauteur de 1,5 milliard d’euros pour faire émerger un réseau d’instituts dédiés et constituer un pôle de recherche de niveau mondial. Le président pourra s’appuyer, pour cela, sur le rapport remis, fin mars également, par le mathématicien et député Cédric Villani, rapport qui fait office de support à la fois de réflexion et d’action.

Plus de soixante ans après l’apparition du concept – défini pour la première fois en 1956 –, l’IA est donc en train de prendre pied dans la vie réelle, aidée par l’existence de données massives (big data) et par la folle augmentation des puissances de calcul des ordinateurs. On la trouve désormais au chevet des malades dans l’univers de la santé, dans l’éducation aux côtés des enseignants, dans la recherche scientifique ou l’industrie, dans la défense…

L’état des lieux. Dans le monde de l’épargne, de l’assurance et de la gestion de patrimoine, elle existe aussi, mais reste encore timide : « Il y en a moins que ce que beaucoup disent, observe Alain Clot, le président de France FinTech, l’organisation qui regroupe les sociétés françaises à caractère financier et technologique. Jusqu’ici, nous avons surtout assisté au développement d’algorithmes qui facilitent les calculs. » Si ces algorithmes permettent d’accélérer bon nombre de tâches, comme l’établissement du profil financier d’un client ou la construction d’une allocation d’actifs adaptée, par exemple, ils sont loin de former à eux seuls une IA. « Pour qu’il y ait de l’IA, estime Jean-Paul Raymond, directeur de Quantalys, il faut que l’algorithme soit auto-apprenant, c’est-à-dire qu’il soit capable de garder en mémoire les conséquences de ses actes et que cela modifie son comportement futur. » Une définition exigeante, qui passe par le « machine learning » (capacité de la machine à apprendre elle-même après avoir bénéficié d’un « apprentissage ») et qui devrait déboucher sur des réflexions originales. Mais, pour l’instant, peu d’initiatives vont aussi loin. « L’IA est une tarte à la crème », résume Raymond Leban, le président de CGPC.

Si l’on excepte quelques initiatives, comme celle de Generali (lire encadré), la plupart des grands assureurs se montrent d’ailleurs très discrets dans ce domaine. Pour Bernard Le Bras, le président du directoire de Suravenir, « l’IA n’existe pas encore ».

Les pistes d’internet. Pour trouver un frémissement d’IA dans l’univers de l’assurance vie, direction internet. Chez Yomoni, présenté à ses débuts comme un « robo-advisor » (conseiller robot), Sébastien d’Ornano, son président, refuse toutefois qu’il soit classé parmi les IA. « Nous avons développé des algorithmes qui font gagner du temps, mais nous n’avons pas passé ce cap de l’IA, car le matériau est sensible : la donnée doit être de très bonne qualité pour faire une IA, et les algorithmes doivent être contrôlés pour être conformes à la réglementation. » L’activité de Yomoni s’articule donc autour d’une meilleure connaissance du client par le scoring, puis par une analyse et un contrôle des dossiers pour gagner du temps et de la précision, puis enfin par la construction de portefeuilles adaptés au profil. « Il y a toujours un contrôle humain », prévient Sébastien d’Ornano. Mais il ajoute aussitôt « tendre vers l’IA au fil du temps, par exemple en identifiant les excédents de trésorerie sur le compte bancaire du client afin de lui suggérer un investissement adapté ». Une partition déjà mise en musique avec l’agrégateur Bankin’, dont Yomoni est l’un des partenaires.

Direction le deuxième robo-advisor de la Toile, WeSave. Si les algorithmes de profil et d’allocation sont déjà entrés dans les mœurs de cette société, elle met maintenant l’IA à l’honneur pour « concevoir des parcours web originaux », selon Zakaria Laguel, son fondateur et directeur général. Pour y parvenir, WeSave joue la carte de Google Home, l’enceinte connectée du leader des moteurs de recherche : « Un client pourra, de chez lui, interroger oralement nos services afin de connaître, par exemple, la valeur totale de son patrimoine, ou pour savoir si tel de ses contrats d’assurance vie présente un niveau de risque conforme à son profil. Nous réussissons à fournir une réponse simple et adaptée », vante Zakaria Laguel.

Mise en point en interne, cette IA est aujourd’hui limitée au périmètre de la gestion financière, en s’appuyant sur un accès permanent aux données de Morningstar et Bloomberg. « La machine n’est pas encore capable de faire ses propres analyses, tempère Zakaria Laguel. Elle va rechercher les analyses des autres et, lorsqu’elle ne sait pas répondre, ce sont des humains qui prennent le relais. Ces réponses sont ensuite intégrées dans le programme afin de l’enrichir. » S’il s’agit ici des premiers pas d’une IA indépendante de Watson (lire encadré) fonctionnant sur la parole, son potentiel semble sans limites : « Il suffira de se brancher, demain, à une base de données juridiques pour élargir son champ de compétences », prévient Zakaria Laguel. Il ne s’agit cependant que d’un prototype qui mettra quelque temps à en faire plus : « Le risque principal est celui d’une mauvaise conception du programme. Il faut donc vérifier les réponses fournies et détecter au plus vite les potentielles erreurs pour les corriger », poursuit-il.

Dans la gestion de patrimoine. Et du côté de la gestion de patrimoine ? Si les professionnels peuvent déjà s’appuyer sur des applications pour construire des allocations d’actifs et les faire évoluer dans le temps, il reste beaucoup à faire. « Nous voyons apparaître des aides au conseil qui permettent de réaliser un bilan patrimonial complet, de structurer un entretien avec le client, mais on ne peut pas encore parler d’IA », estime Raymond Leban. Ces systèmes relèvent d’algorithmes complexes et permettent aux CGP de gagner du temps, mais ils n’apportent pas de réflexion originale issue d’un apprentissage préalable. « L’IA dans l’assurance vie et la gestion de patrimoine nécessite des connaissances plus poussées que celles dont nous disposons aujourd’hui, et surtout nécessite plus de travail de préparation », juge David Wassong, le directeur de l’IA chez Generali.

Gilles Artaud, à la tête de PLP Soft et créateur de Systerial, semble avoir déjà fait un grand pas : « Nous avons modélisé les démarches d’un CGP dans tous les domaines, aussi bien financiers qu’au plan des transmissions ou de l’impôt. Le système permet de poser un diagnostic et propose des solutions pour répondre aux besoins exprimés ou découverts. Il peut, par exemple, suggérer un changement de régime matrimonial ou recommander la création d’une SCI. Il rédige aussi le bilan patrimonial », explique-t-il. Selon lui, l’outil peut fonctionner seul du début à la fin, mais il a aussi ses limites : il n’y a pas d’apprentissage de la machine, qui se contente donc de répliquer l’arbre de décision utilisé par un CGP. « Dans l’avenir, les machines pourront raisonner et produire leurs propres solutions. Mais cela prendra beaucoup de temps, car il faut beaucoup de données, et les sujets auxquels les professionnels sont confrontés sont souvent complexes. La technologie existe, mais il faut apprendre au système à travailler sur tous les domaines », indique Gilles Artaud.

Vers un conseiller augmenté. Ce n’est donc pas demain qu’une IA pourra remplacer un vrai conseiller et recommander tel contrat d’assurance vie avec telle gestion plutôt qu’un autre. Mais cela n’empêche pas toutes les parties prenantes de prédire des évolutions rapides dans la pratique du métier, grâce à ces innovations. Elles n’arriveront certainement pas d’un seul coup, mais par « briques », pour remplir certaines fonctions. Jean-Philippe Desbiolles, vice-président du département Watson/Cognitive Transformation d’IBM, imagine, par exemple, que l’IA devienne le super assistant des professionnels : en facilitant le recueil d’informations, la vérification de leur cohérence, puis en indiquant des premières pistes d’actions. « Plutôt que d’intelligence artificielle, nous préférons parler d’un conseiller augmenté, qui pourra s’appuyer sur les outils digitaux pour mieux cerner les besoins de son client et mieux y répondre », explique-t-il.

Raymond Leban ne dit pas autre chose : « Les métiers de la gestion de patrimoine reposent sur un relationnel fort entre un client et un conseiller. Il est difficile d’imaginer qu’une machine en fasse autant. En revanche, les aides au conseil vont se développer et aider les CGP, notamment en leur faisant gagner beaucoup de temps. » Du temps aujourd’hui faiblement rémunéré et qui, une fois libéré, permettra, soit de mieux suivre les clients, soit d’élargir la clientèle puisque les démarches les plus répétitives seront automatisées. La gestion au fil du temps de l’épargne investie en assurance vie pourra également être allégée par la technologie, puisque les robo-advisors pourront en permanence mesurer l’adéquation d’une allocation d’actifs mise en place précédemment avec la situation actuelle des marchés ou des clients. Enrichis d’alertes, ils pourront alors signaler au CGP tout événement qui justifie d’ouvrir le dossier pour refaire un point avec le client.

Mais c’est surtout sur le thème de la conformité que les apports de l’IA pourraient être les plus importants. Pour répondre aux diverses exigences de la réglementation en assurance vie, les CGP pourront en effet utiliser l’IA afin de démontrer qu’ils ont en permanence obéi aux principes, en posant toutes les questions nécessaires à l’établissement de la connaissance du client, mais qu’ils ont aussi apporté toutes les informations nécessaires pour s’assurer que le client a pris ses décisions en toute connaissance de cause. Car l’IA de la gestion de patrimoine ne sera pas un bloc autonome, cantonné à quelques aspects : il supervisera l’intégralité de la relation nouée avec le client au fil du temps, et les systèmes stockeront toutes les informations collectées au cours de la relation ainsi que les conseils préconisés. La conformité représente d’ailleurs, aux yeux de la plupart des intervenants, l’un des principaux apports de l’IA dans l’assurance vie.

Des CGP virtuels et low cost sur le web. Si l’arrivée de l’IA ne révolutionne pas dans l’immédiat les métiers de la gestion de patrimoine, leur déploiement sur internet pourrait en revanche créer une offre nouvelle de gestion de patrimoine, virtuelle et à bas coûts. « L’IA pourra se charger de faire des opérations simples pour des personnes ayant des besoins simples », prédit Raymond Leban. Avant d’ajouter que « pour les questions complexes il faudra toujours recourir à un humain, plus performant que la machine ». Chez IBM Watson France, Jean-Philippe Desbiolles imagine déjà comment l’IA pourra prendre en charge les clients trop fortunés pour se contenter d’une relation basique avec un chargé de clientèle bancaire, mais pas assez riches pour passer la porte d’un CGP. Quant à Alain Clot, il prédit « une explosion du besoin de conseil couplée à une plus grande complexité des solutions d’allocation d’actifs », qui ouvrira la porte des robots conseillers à une clientèle aujourd’hui laissée en déshérence. Un sujet que les assureurs et professionnels du patrimoine ont intérêt à prendre au sérieux, avant que les Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple) se lancent à leur tour dans la partie, avec une force de frappe encore jamais vue dans nos pays…

 


Chez Generali, l’IA se penche sur les contrats en déshérence

C’est certainement l’une des premières applications de l’intelligence artificielle dans l’univers de l’assurance vie : depuis l’an dernier, Generali s’aide de l’IA Watson pour rechercher les bénéficiaires de contrats en déshérence, après le décès de leur souscripteur. « L’IA permet de traiter les cas les plus complexes, explique  David Wassong, le directeur de l’IA chez Generali France. Elle parvient à établir une relation entre différentes personnes et à retrouver bien plus rapidement des ayants droit. »

Pour faire ses recherches, l’IA a été programmée afin d’accéder à de nombreuses bases de données, notamment celles de personnes décédées. « Elle permet d’améliorer de moitié l’efficacité de la recherche, alors que l’activité est très chronophage pour un humain. Il s’agit donc d’un assistant qui facilite la tâche du conseiller, afin de régler au plus vite ces dossiers », poursuit David Wassong. Une mission d’autant plus importante que la loi Eckert a fortement renforcé les obligations des assureurs dans ce domaine. Dans l’univers des dommages, Generali teste également l’IA pour faciliter les déclarations de sinistres et le traitement des dossiers.

 


Trois questions à Didier Warzee et Su Yang, ACPR*

« Il faut s’assurer que les algorithmes ne sont pas préjudiciables aux consommateurs »

1/ Quels sont les enjeux réglementaires posés par le développement de l’intelligence artificielle, notamment dans l’assurance vie ?

Quelles que soient les techniques utilisées, les opérateurs doivent respecter les mêmes contraintes. La réglementation est agnostique des technologies. Il faut donc que les algorithmes utilisés puissent être expliqués, afin que nous puissions vérifier, par exemple, quelles sont les variables utilisées pour conduire à une décision. Les promoteurs doivent également pouvoir démontrer que la programmation n’a pas été effectuée dans le but de maximiser les gains du distributeur ou du fabricant, mais dans celui d’apporter un conseil éclairé aux clients. Nous demandons également que le client en contact avec une IA soit parfaitement informé de la nature de son « interlocuteur ».

2/ L’ACPR s’est-elle organisée pour affronter ces nouveaux enjeux ?

La task force créée au sein de la Banque de France permet de réfléchir à la bonne utilisation de l’IA, de soulever les questions de gouvernance et de s’assurer que les algorithmes ne sont pas préjudiciables aux consommateurs. L’ACPR doit encore évoluer pour accentuer sa connaissance sur ces sujets. Elle doit également mettre des experts au service de ses contrôleurs afin qu’ils puissent procéder sans limite à leurs vérifications.

3/ L’ACPR a-t-elle le projet de labelliser des solutions d’IA ?

Non, il n’y aura pas de labellisation. Les entreprises sont libres d’utiliser les outils qu’elles souhaitent pour répondre aux exigences de la réglementation.

* Didier Warzee et Su Yang sont chargés de mission au sein du pôle Fintech de l’ACPR, qui évalue les enjeux liés à la transformation digitale et aux innovations technologiques pour les secteurs de la banque et de l’assurance

 


Watson, l’agent à tout faire d’IBM

S’il est connu du grand public américain pour sa victoire contre des humains au jeu télévisé Jeopardy, Watson – nom de baptême de l’IA d’IBM – a plus d’un tour dans son sac, et notamment dans l’univers de la banque ou de la finance. Ce programme, qui comprend le langage parlé, note les intonations de la voix, est aussi doué de reconnaissance visuelle et d’empathie. Et ce n’est pas tout : il sait gérer des savoirs et raisonner.

Loin de la science-fiction, Watson est déjà bien réel : il est utilisé par 20.000 chargés de clientèle du Crédit Mutuel pour gérer dans des temps record les demandes de client en matière d’épargne, d’assurance ou de santé et traite des milliers d’e-mails chaque jour avec des réponses majoritairement pertinentes. Il est également présent chez Orange Bank, où il fournit 24 heures sur 24 des réponses par écrit sur la « chatbox » aux clients ou aux prospects en mal d’informations. Il est aussi implanté chez Generali pour la recherche de bénéficiaires d’assurance vie (lire encadré), au Crédit Agricole CIB où il se charge de la conformité.

Pour Jean-Philippe Desbiolles, vice-président de Watson en Europe, pas question de s’arrêter en si bon chemin : « Watson vise à transformer l’expérience client, grâce à sa capacité d’interaction. Il peut aussi délivrer du conseil au conseiller, ou directement au client, en établissant son profil et une allocation d’actifs répondant à ses besoins. Il offre aussi une plus grande sécurité en matière de conformité. » Pour IBM, rien ne semble impossible : Watson pourrait ainsi apprendre les bases du Code civil et analyser l’adéquation du contrat de mariage d’un client avec ses besoins. « L’objectif est de permettre au conseiller de donner un meilleur conseil, de le donner plus vite et de mieux suivre le client dans le temps », vante Jean-Philippe Desbiolles.