
Le crowdfunding à l’heure européenne

Le crowdfunding passe à l’échelle communautaire. Le nouveau règlement European crowdfunding service providers (ESCP) redéfinit les statuts des plateformes de financement participatif, mais la transposition de certains éléments reste encore à définir. Autant d’interrogations pour les acteurs, qui sont déjà partagés sur la pertinence de ces nouvelles règles du jeu.
Objectif Europe
Toute plateforme souhaitant fournir des services de financement participatif sous forme de souscription de titres et/ou de prêts à titre onéreux devra déposer une demande d’agrément en qualité de Prestataire de service de financement participatif (PSFP), conformément au règlement européen (1). Ce dernier est entré en vigueur le 10 novembre 2021 et les prestataires ont 12 mois pour s’y conformer. Brique de plus dans l’Union des marchés de capitaux (UMC), l’un de ses objectifs majeurs est de cadrer ce que la Commission européenne (CE) considère comme une source de financement supplémentaire pour les PME en facilitant l’accès des plateformes au marché et créer, à terme, des champions européens. Une limite à cette théorie - et non des moindres - est la limitation du plafond de la collecte par porteur de projet à cinq millions d’euros là où le plafond maximum était fixé à huit millions d’euros en France.
Les points de vigilance
- Les Conseillers en investissement participatifs (CIP) actuels vont transitionner d’une activité tournée vers l’investisseur à un statut plus tourné vers le porteur du projet, basé sur la Réception-transmission d’ordres (RTO). En conséquence, les obligations de conseil disparaissent, mais un cadre renforcé est prévu en contrepartie pour les investisseurs non avertis – que le règlement distingue des investisseurs avertis - pour les protéger notamment contre les risques de pertes en capital. Exit les recommandations personnalisées, mais le PSFP doit mettre en place des simulations de perte et un système d’alerte en cas d’investissement au-delà d’un certain montant. Une fiche d’informations clés doit être établie pour chaque offre à destination de l’investisseur.
- Le financement par le biais de véhicules ad hoc, souvent utilisé en France, permet de regrouper les investisseurs en améliorant leur représentativité dans la société financée. Or, le règlement prévoit que le recours à un Special vehicule purpose (SPV) ne peut être utilisé que si l’actif sous-jacent est non liquide ou indivisible. « L’Esma indique qu’un actif peut être considéré comme illiquide s’il n’y a pas de marché organisé, lorsque la vente de cet actif a lieu habituellement de gré à gré ou lorsqu’il n’y a pas de valorisation facilement accessible, précise Matthieu Lucchesi, innovation & fintech manager senior chez Gide. Il reste cependant encore du travail pour établir concrètement comment ces précisions s’appliquent, notamment dans le domaine de l’immobilier et des titres non cotés. »
Les acteurs sont partagés
Du côté des principaux intéressés, l’ambiance n’est pas à la franche rigolade. Les avis sur le règlement sont très mitigés même si on salue l’avancée majeure du passeport européen. Ce dernier simplifie l’internationalisation des plateformes françaises, qui jusqu’à présent restaient massivement concentrées sur leur marché domestique. Certaines faisaient toutefois figure d’exception et ont très vite cherché à se développer à l’étranger. C’est le cas d’October (ex Lendix). Créée en 2014, la plateforme spécialisée dans le crédit aux entreprises est aujourd’hui présente dans cinq pays européens (France, Allemagne, Espagne, Italie et Pays-Bas). Cette internationalisation à rythme modéré a nécessité une ingénierie importante puisqu’en l’absence d’accord européen, October a dû demander un agrément et créer une nouvelle société dans chacun de ces pays. Une gageure hors de la portée des petites plateformes. D’autant que les entreprises qui s’exportent doivent pouvoir couvrir d’importantes pertes d’exploitation les premières années. Ce frein financier, qui peut se chiffrer en millions d’euros, est en passe de sauter. « Avant l’ESCP, il n’y avait pas beaucoup de sens à demander un agrément dans certains petits pays, confie Patrick de Nonneville, son co-fondateur et nouveau directeur général, en remplacement d’Olivier Goy. Le passeport européen nous permet de pénétrer ces nouveaux marchés à un coût beaucoup plus faible que celui de nos précédentes implantations. »
Voilà pour les points positifs. Car en coulisses, la colère gronde sur d’autres aspects du nouvel agrément. La limitation de la collecte à cinq millions d’euros s’attire les foudres des plateformes. Il est vrai que pour certaines, la pilule sera dure à avaler. Depuis la loi Pacte de 2019, les CIP pouvaient collecter jusqu’à huit millions d’euros par projet. Dans les faits, ce plafond n’était pas atteint tous les quatre matins, mais avait pour mérite d’être suffisamment haut pour stimuler les ambitions des acteurs. « Vu la croissance de l’activité et les demandes de plus en plus conséquentes des porteurs de projet, il n’est pas impossible que ce nouveau plafond soit un frein pour le secteur », reconnaît Aurélien Gouraud, directeur des opérations et développement de Lendopolis, spécialisée dans les énergies renouvelables.
Ce point du règlement a de quoi faire lever quelques sourcils tant il peut paraître paradoxal à première vue. Alors que l’ESCP élargit d’un coup le marché de la concurrence à l’ensemble de l’Europe, voilà les plateformes tricolores handicapées. Pour comprendre les raisons de l’abaissement de la collecte, il faut remonter aux discussions européennes. Alors que la France a été en pointe sur le crowdfunding et a instauré un cadre réglementaire dès 2014, ses homologues européens étaient un peu à la traîne…quand ils n’y étaient pas carrément hostiles. « L’Allemagne n’était pas en faveur d’un agrément européen car elle voit d’un assez mauvais œil le développement d’un système de financement parallèle aux banques », décrypte Patrick de Nonneville. Les cinq millions pourraient donc avoir été le compromis indispensable pour conserver les Allemands à la table des négociations. Quitte à pénaliser les acteurs de l’Hexagone... « On est dans le cas typique d’une règlementation qui part d’une bonne intention, mais dont le résultat est décevant. Le texte s’est voulu trop large et devient trop limitatif. En fonction des derniers choix faits par l’AMF cela pourrait être une mauvaise nouvelle pour les plateformes françaises », cingle François Carbone, co-fondateur d’Anaxago.
Les exclusions
- L’activité de financement par dons est par déduction exclue du champ d’application du règlement. Les projets sans visée commerciale le sont aussi puisque le règlement concerne « la mise en relation des intérêts d’investisseurs et de porteurs de projets en matière de financement d’entrepreneurs ». Cela vaut également pour le prêt à taux zéro, sauf s’il prévoit des éléments onéreux, qui amènent une quelconque rémunération au prêteur. Si le statut de CIP est voué à disparaître, celui d’Intermédiaire en financement participatif (IFP) restera en place pour ce type de projets, dans une version révisée et élargie à certaines pratiques jusqu’ici non régulées, comme les cagnottes en ligne. Un PSFP devra donc demander une extension d’agrément pour ces activités hors règlement.
- Le cumul de statuts est possible, dans le respect des règles propres à chaque régime et de celles sur les conflits d’intérêts. Un cumul de statuts PSFP et Prestataire de services d’investissement (PSI) est par exemple envisageable. Mais si un acteur exerce une activité qui entre dans le champ du règlement, il devra obligatoirement avoir le statut de PSFP.
- Un actionnaire détenteur de 20 % ou plus du capital social ou des droits de vote de la plateforme, un dirigeant ou un salarié ne peut être investisseur que sous conditions de transparence. Il ne peut en revanche être porteur de projet, c’est à dire proposer un projet à financer. Un PSFP ne peut par ailleurs détenir une participation dans une offre de crowdfunding qu’il héberge.
Pour compenser cette limitation, il faudra faire preuve d’imagination. La société ClubFunding, spécialisée dans l’immobilier, a lancé en octobre 2020 sa propre société de gestion. A l’aide de son FCPR, elle pourra compléter le financement des projets ouverts à la collecte sur sa plateforme de financement participatif. Un projet qui tombe donc à point nommé et qui permet de limiter la casse. « Nous voulions être parmi les premiers à basculer PSFP, mais compte tenu du flou, cela n’a plus aucun intérêt », regrette David Peronnin, co-fondateur de ClubFunding. Le dirigeant se dit d’autant plus frustré que sa société s’ouvrait de plus en plus aux CGP, lui donnant envie « d’aller logiquement vers des projets plus gros ».
Les mesures sur les conflits d’intérêts et les interdictions relatives aux porteurs de projets vont aussi affecter certaines plateformes françaises. Lymo fonctionne par exemple sur ce principe. Initialement promoteur immobilier, la société a créé une filiale de financement participatif pour financer ses opérations. Un modèle aujourd’hui totalement remis en question (voir interview page suivante).
Ce qui reste à déterminer
- La procédure d’agrément exacte. La délivrance de l’agrément sera du ressort de l’AMF qui jouera le rôle de guichet unique, avec avis conforme de l’Autorité de contrôle prudentiel et de régulation (ACPR) si l’activité du requérant comprend la facilitation de l’octroi de prêts. L’association professionnelle du secteur (FPF), a négocié avec Bercy pour conserver la contribution annuelle à l’AMF au titre des frais de supervision dans des proportions raisonnables. « Un amendement au PLF 2022 prévoit une fourchette entre 2.500 et 7.500 euros de contribution annuelle, or un IFP paie actuellement 150 euros pour avoir son immatriculation à l’Orias, indique Anaële Toubiana, responsable des relations institutionnelles chez FPF. Bercy, qui fixera le montant par décret après adoption du PLF, préconisera 2.500 euros. »
- La compatibilité avec le statut de CIF, en cours d’expertise par l’AMF. Le statut de PSFP ne reposant plus sur le conseil contrairement à celui de CIP, quid des acteurs qui souhaitent conserver cette corde à leur arc ? « Le cumul du conseil CIP et « sur-conseil » CIF pouvait poser problème, mais dès lors que la plateforme perd le devoir de conseil et se tourne vers la RTO, il n’y a pas d’incompatibilités », estime Céline Mahinc, administratrice Anacofi Immo. Le contrat de place dont elle est à l’origine régit actuellement les relations entre les deux acteurs : les CIF peuvent recommander une plateforme à leur client, mais pas un investissement en particulier sur celles-ci sauf à analyser un projet spécifique à leur demande. Pour le moment, la règle est gravée dans le marbre puisqu’un CIF ne peut pas effectuer du placement de titre. L’arrivée des PSFP changera-t-elle la donne ? « Matérialisant indéniablement des opportunités pour l’ensembles des parties prenantes, des CIF s’interrogent sur la faisabilité de devenir en plus PSFP, poursuit Céine Mahinc. Si l’AMF autorise le cumul, les recommandations du contrat de place devraient pouvoir évoluer. »
Bon gré, mal gré, les plateformes ont douze mois pour se mettre en règle au niveau européen. Pour autant, toutes ne comptent pas partir à l’assaut du Vieux Continent dès l’agrément en poche. La limitation de la collecte complique l’équation de la rentabilité de l’internationalisation. D’autant que si les freins réglementaires s’allègent, ceux techniques ne sont pas moins contraignants. S’ouvrir à un nouveau pays nécessitera toujours de développer, a minima, une interface internet dans la langue visée, de s’adapter aux spécificités locales et même de recruter des collaborateurs. Aurélien Gouraud anticipe pour sa part une évolution en deux temps : « Nous devrons d’abord apprendre à travailler avec des porteurs de projets étrangers avant d’aller chercher de l’épargne hors de France », estime-t-il. Pour Céline Mahinc, administratrice de l’Anacofi Immo, l’ouverture à la concurrence devrait surtout aiguiser l’appétit des mastodontes du secteur dans un premier temps. « En s’ouvrant à d’autres pays, ils vont probablement laisser des opportunités aux plus petites plateformes de leur marché domestique, explique-t-elle. Ils ont même déjà commencé à le faire en travaillant intelligemment avec celles-ci, qui peuvent être plus réceptives à des projets plus limités. »
« C’est un coup de massue »
Jean-Baptiste Vayleux, directeur général de Lymo
L’Agefi Actifs : - Le nouvel agrément vous interdira de financer vos projets immobilier sur votre plateforme de financement participatif. Comment appréhendez-vous cette décision ?
C’est un coup de massue ! A l’origine, nous sommes une société de promotion immobilière. Nous avons créé notre plateforme en 2013 pour financer nos propres projets. Depuis, nous avons remboursé 44 projets avec une rentabilité moyenne proche des 9 % annuels bruts et sans défaut. Nous avons l’agrément et la confiance de l’AMF, avec qui nous avions beaucoup discuté. Nous ne nous attendions pas à devoir tout changer maintenant.
Comprenez-vous la crainte d’un conflit d’intérêt ?
Bien sûr, mais notre cas démontre que le modèle tout intégré protège aussi les investisseurs, ce qui est l’objectif de l’AMF et devrait être celui des instances européennes.
Notre business model est celui d’un promoteur : nous ne gagnons de l’argent que si l’opération de promotion est un succès. Ainsi, nous avons un fort alignement d’intérêt avec l’investisseur qui investit dans ces mêmes projets. Dans l’autre modèle, les plateformes prélèvent leurs commissions auprès du promoteur en début de projet, indépendamment de son succès.
Ce fonctionnement ne nous paraît pas proposer un alignement d’intérêt supérieur à celui que nous connaissons aujourd’hui.
Comment comptez-vous vous adapter ?
Pour l’instant, la traduction du règlement européen est encore en cours au niveau des pays. Nous maintenons donc les discussions avec l’AMF. Nous avons encore un an pour nous préparer. Néanmoins, nécessité faisant loi, nous allons changer notre business model et ouvrir notre plateforme aux projets de d’autres promoteurs immobiliers, chose que nous nous étions toujours refusé à faire jusque-là.
(1) Règlement (UE) 2020/1503 du 7 octobre 2020 relatif aux prestataires européens de services de financement participatif pour les entrepreneurs, et modifiant le règlement (UE) 2017/1129 et la directive (UE) 2019/1937