
L’Art mexicain s’illustre dans la rue

A l’image de ce pays complexe et superlatif, la création mexicaine est chaotique et bouillonnante. Une création qui s’exprime partout où elle le peut, à commencer par les murs.
En cachant la grisaille sous la couleur, les peintres mexicains transforment en profondeur la physionomie des villes. L’ampleur du phénomène est incomparable tant les racines de la peinture murale sont profondes au Mexique. Les Toltèques et les Aztèques, déjà, peignaient des fresques pour honorer leurs dieux. Puis la révolution mexicaine est arrivée, et avec elle une nouvelle peinture publique au service des revendications sociales, portée par « los tres grandes » de la peinture muraliste : Diego Rivera, David Alfaro Siqueiros et José Clemente Orozco
Peinture sociale. Les murs des édifices officiels se sont couverts de fresques consacrées à l’histoire du pays et à la critique du capitalisme au cours des années 1920 et 1930, avec le soutien du gouvernement. Une pratique militante servie par une peinture réaliste d’une grande vigueur constructive. Aujourd’hui encore, le peintre est un acteur social essentiel au Mexique, agissant dans toutes les villes et tous les villages, ne peignant pas seulement des fresques politiques ou des scènes religieuses, mais débridant les sujets et les styles dans d’improbables métissages. Le gouvernement mexicain fait encore appel à ces peintres dans l’objectif de régénérer le tissu social. Le projet le plus fou est celui de « l’arc-en-ciel de Pachuca » (2012-2015) dans un quartier défavorisé, miné par des affrontements de gangs, situé à une centaine de kilomètres au nord-est de Mexico. Le gouvernement a débloqué cinq millions de pesos et fait appel au collectif d’artistes Germen Crew pour repeindre, sur 20.000 m2, les façades et les toits de Pachuca aux couleurs d’un immense arc-en-ciel. Plus de 1.800 habitants ont mis la main à la pâte pour mener à bien ce projet... et la délinquance de baisser drastiquement dans le quartier.
Street art. Les actions de prévention sociale cadrées par le gouvernement passent par cette réappropriation de l’espace public. Mais avec ou sans le soutien financier du gouvernement, la peinture murale fait partie de l’ADN des Mexicains qui font spontanément appel à des graffeurs plus ou moins professionnels pour repeindre leurs façades. Un phénomène viral qui transforme les villes en musées à ciel ouvert. La popularité de cet art de rue s’étend auprès des collectionneurs. Les meilleurs muralistes tiennent naturellement une place de premier choix sur le Marché de l’Art au Mexique, comme ailleurs. Le plus célèbre des muralistes, Diego Rivera, vient de passer un nouveau cap l’an dernier avec un résultat au seuil des 10 millions de dollars (The Rivals, 1931, Christie’s New York le 9 mai 2018). C’est désormais l’œuvre la plus cotée pour un artiste muraliste. La nouvelle génération d’artistes impliquée dans le Street art pourrait émerger sur le marché si elle parvenait à s’exprimer aussi bien sur toile que dans la rue. Peu d’entre eux sont encore officiellement cotés aux enchères, mais cela ne saurait tarder pour un artiste tel que Flavio Martinez, plus connu sous le nom de Curiot, qui bénéficie déjà d’expositions dans des galeries internationales. Parmi les quelques trentenaires émergeant doucement aux enchères, plusieurs reviennent à l’imagerie aztèque, notamment Smithe (ses dessins se vendent pour moins de 500 dollars en France) et Saner, dont une toile s’est vendue plus de 10.000 dollars chez Louis C. Morton à Mexico. Le marché intérieur valorise ce néo-mexicanisme séduisant pour des acheteurs locaux fiers de leur culture, comme pour des étrangers attirés par un style « local ». Mais cette vision limitative du marché ne doit pas masquer les engagements socio-politiques d’un grand nombre de jeunes artistes mexicains, qui n’ont pas encore trouvé de résonance sur le terrain des enchères.
Un marché encore embryonnaire. La tentaculaire mégapole de neuf millions d’habitants reste une petite place de marché à l’échelle du monde. Le marché des enchères n’y est pas une ressource de premier plan puisque les performances de l’immense capitale rejoignent celles de la petite ville française de Cannes, ce qui est fort peu en regard du potentiel de Mexico. Louis C. Morton, seule société de ventes à communiquer en toute transparence ses résultats depuis Mexico, annonce avoir vendu environ 300 œuvres contemporaines entre l’été 2017 et l’été 2018, pour un résultat total de 950.000 dollars.Un résultat qui n’a rien de rassurant, car il annonce une forte baisse, comparé au 1,5 million de dollars de l’exercice précédent.
La vitalité de l’art mexicain se joue sur d’autres tableaux, celui des salons d’art, des galeries locales et du marché international. De ce point de vue, les évolutions sont positives. Côté galeries d’art, la structure la plus importante du pays, Kurimanzutto, est en train de se développer confortablement et vient d’ouvrir une antenne à New York. Du côté des salons d’art mexicain, Zona Maco parvient à attirer des galeries internationales de premier plan, dont Ben Brown Fine Arts, Continua ou encore Gagosian.
Soutien des Etats-Unis… A Mexico, le tissu institutionnel de l’art était déjà dense - Museo Tamayo, Museo de Arte Moderno, Museo Universitario de Arte Contemporáneo - avant que ne s’ajoutent des espaces d’art contemporain alternatifs (dont l’espace des Bikini Wax) et privés. L’impulsion donnée en 2013 par l’ouverture du superbe musée Jumex dans le quartier de Polanco n’est pas étrangère à cette effervescence. L’homme à l’origine de Jumex n’est autre qu’Eugenio López Alonso, dont la collection d’art contemporain est l’une des plus importantes d’Amérique latine. Ce patron des arts engagé dans le conseil d’administration de plusieurs musées, prend part à des expositions et à des publications américaines, notamment pour le Metropolitan Museum of Art et le MoMA à New York, le Moore Space à Miami, le LACMA et le Hammer Museum de Los Angeles. Son travail s’avère donc essentiel pour le rayonnement de la scène contemporaine mexicaine auprès de ces grands musées étrangers.
Mais l’intérêt des Etats-Unis pour la création mexicaine remonte bien plus loin. En 1940 déjà, le MoMA organisait une première grande exposition couvrant 2.000 ans d’art mexicain (Twenty century of Mexican art), un événement majeur pour asseoir la célébrité des muralistes Rivera, Orozco et Siqueiros aux Etats-Unis et d’autres grands artistes modernes de l’époque dont Tamayo et Merida. Dès lors, le MoMA a acheté plusieurs œuvres de ces artistes. Il n’a pas cessé sa politique d’acquisition depuis, augmentant ses collections permanentes avec des œuvres contemporaines (dont Gabriel Orozco, Carlos Amorales, Ximena Cuevas, Natalia Amalda…). Deux autres villes américaines défendent la création mexicaine : Chicago et San Francisco. La collection du musée de San Francisco est d’ailleurs si importante qu’un musée d’art mexicain indépendant, le Mexican Museum, va être inauguré en 2019.
Et intérêt de la France. En France aussi, la création mexicaine est régulièrement mise sur le devant de la scène. Paris a d’ailleurs organisé toute une série d’expositions dédiées au Mexique entre 2008 et 2012. Des expositions individuelles, dont celle de Damian Ortega (2008) puis de Gabriel Orozco (2010-2011) au Centre Georges Pompidou, celle de Fernando Ortega au Palais de Tokyo en 2012. La même année, jouxtant le Palais de Tokyo, le Musée d’art moderne de la ville de Paris donnait une exposition sous le titre « Résister au présent autour de jeunes artistes mexicains engagés », dont les œuvres s’inscrivent dans la conscience des dérèglements et des violences du Mexique actuel. Préoccupations écologiques, crimes organisés, narcotrafic, enjeux des frontières... Exploitant souvent des matériaux pauvres, la puissance des œuvres n’a pas laissé indifférent, notamment la cloison du musée perforée par des impacts de balles de gros calibres dessinant « USD 50.000 ». Cette œuvre réalisée in situ par le collectif Tercerunquinto portait pour titre « No hay artista joven que resista un canonazo de 50.000 dolares » (Il n’est pas de jeune artiste qui résiste à un coup de canon de 50.000 dollars) soit, mot pour mot, la réflexion désabusée d’un général de la révolution mexicaine de 1910. A l’image des murs peints de Mexico ou de Pachuca, le postulat de l’exposition « Résister au présent » a résumé tout l’enjeu de la création mexicaine où l’art est, ici plus qu’ailleurs, espace d’expérience et force de résistance