
La zone euro change de régime de taux

Après la relative temporisation du 14 avril, les gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE) accélèrent et durcissent le ton sur la politique monétaire envisagée pour convaincre les investisseurs d’une réaction face à la flambée des prix. Entre mercredi et jeudi, les banquiers centraux belge (Pierre Wunsch), letton (Martins Kazaks) et portugais (Luis de Guindos) ont confirmé la forte probabilité de l’arrêt des achats d’actifs (APP) fin juin, et la nécessité de remonter le taux directeur (taux de dépôt) de -0,50% à 0% ou plus avant la fin de l’année, voire avec une première hausse dès juillet.
Le premier a même indiqué que, «sans nouvelles vraiment mauvaises sur le front de l’Ukraine», la banque centrale pourrait devoir déployer une politique «restrictive». Le deuxième a estimé qu'à cause de la guerre engagée par la Russie, la conjoncture économique est plus proche du scénario «adverse» que du scénario «central» présenté le 10 mars, alors que cela ne permettrait théoriquement plus, du fait du ralentissement de croissance, de respecter la «forward guidance» d’une inflation à 2% en 2024. La présidente de la BCE, Christine Lagarde, avait alors déjà mis l’institution sur une trajectoire de sortie accélérée sur la base de solides perspectives de croissance qu’elle a répétées jeudi devant le FMI…
Effets de second tour accélérés ?
Dans ce contexte, les marchés de swaps, qui valorisaient plutôt deux hausses de 25 points de base (pb) pour cette année en début de semaine, en ont anticipé bien plus de trois avec 83 pb de plus sur le taux de dépôt, tandis que le taux du Bund a flirté avec 1% (à 0,97%) jeudi. Un signe que les investisseurs commencent à croire aux actions prochaines de la BCE ?
«Les marchés penchent toujours fortement vers un scénario ‘belliciste’ et laissent également de la place à une approche encore plus restrictive à en juger par la courbe des taux (sans inversion depuis un mois) et les rendements réels (toujours négatifs)», note Antoine Bouvet, stratégiste taux chez ING. «La lecture de la politique monétaire reste quelque peu brouillée par une décennie de politique ultra-accommodante : après huit ans de taux négatifs, une expérience sans réel équivalent à bien des égards, et l’habitude depuis 2014 de voir la BCE privilégier la croissance, on a parfois du mal à l’imaginer se recentrer sur la lutte contre l’inflation (confirmée jeudi à 7,4% pour mars, ndlr, lire par ailleurs), remarque Bastien Drut, stratégiste de CPR AM. On peut regretter qu’elle n’ait pas été plus clairvoyante sur ce risque dès décembre – même si la crise ukrainienne a sans nul doute accéléré les effets de second tour en prolongeant durablement la hausse des prix de l’énergie -, et qu’elle ne soit pas encore très claire sur le chemin de hausse vers le taux neutre.» L’économiste insiste sur une inflation sous-jacente (hors énergie et alimentation) élevée, à 3,2%, même écrêtée des composantes les plus extrêmes. La hausse des prix dans les services (hôtellerie, restauration, etc.) rapproche la situation européenne de celle des Etats-Unis, et les anticipations d’inflation sont au plus haut : 3,50% pour le swap 5 ans dans 5 ans.
La BCE devra-t-elle donc sacrifier la croissance européenne ? «Elle est obligée de faire des choix, d’autant que l’inflation constitue son mandat premier et que les conditions devraient rester très accommodantes», poursuit Bastien Drut. Bien sûr, il reste toujours difficile de savoir si la croissance ralentira plus vite à cause de la hausse des taux qu’elle n’aurait ralenti en raison d’une inflation persistante – le débat pose d’ailleurs à nouveau la question de la coordination des politiques monétaires et budgétaires.
Devra-t-elle aussi sacrifier l’intégration monétaire de la zone euro ? «Cette fragmentation est un effet collatéral de la hausse des taux et de l’arrêt des achats : le 14 avril, Christine Lagarde n’a pas voulu confirmer la préparation d’un outil spécifique mais on peut penser qu’elle cherchera à l’éviter si l’écartement des spreads avec les dettes ‘core’ commence à poser problème», ajoute Bastien Drut. La fuite autour de cet instrument publiée par Bloomberg le 8 avril pourrait même faire partie de sa communication visant à orienter les marchés par un effet «autoréalisateur» sur les dettes périphériques. Alors que la diminution du risque politique français a réduit le spread OAT-Bund de 48 à 46 pb jeudi, «les discussions récentes autour de ce nouveau programme de la BCE conçu pour atténuer le risque souverain pendant la normalisation de la politique pourraient entraîner une hausse des taux ‘core’», indiquent aussi les analystes de Goldman Sachs, sceptiques sur le fait que la banque centrale préempte vraiment ces risques.