
La gestion d’actifs à l’aube d’une (r)évolution

Une révolution se prépare dans la gestion d’actifs. C’est du moins ce que suggère l’Association française de la gestion financière (AFG), qui n’hésite pas à parler de « nouvelle révolution industrielle » notamment à propos de l’investissement par objectifs, ou goal-based investing (GBI), dans le titre du dernier rapport publié sur le sujet au tout début de cette année. Il est vrai que, contrairement à d’autres évolutions du métier qui ne touchent que les investisseurs institutionnels, l’investissement par objectifs touche un public beaucoup plus large, et au premier chef les épargnants particuliers. Concrètement, le GBI part d’un constat de bon sens : pour déterminer l’allocation d’actifs que doit mettre en place un épargnant, il faut savoir non seulement quelle est son appétence pour le risque, mais aussi à quels objectifs il destine son épargne.
Si depuis les années 1970 les travaux universitaires ont mis cette méthode d’allocation en avant, c’est seulement depuis quelques années, notamment via les outils de conseil en allocation en ligne que sont les robo-advisors, qu’elle est appliquée – ou devrait l’être – à plus grande échelle.
Ce n’est pas encore devenu une norme, mais force est de constater que de nombreux acteurs se tournent aujourd’hui vers ces méthodes. Alors, si l’investissement par objectifs se généralise, encore faut-il que les épargnants sachent exactement comment ces techniques sont appliquées, ce qu’elles impliquent dans la gestion et si, au final, elles seront plus efficaces que celles utilisées depuis des décennies dans la gestion d’actifs.
Client central. Longtemps les gestionnaires d’actifs ont raisonné en termes de gammes de produits. Et c’est encore souvent le cas aujourd’hui : un gérant conçoit un fonds commun de placement puis le fait distribuer par un réseau. Mais depuis quelques années, une nouvelle approche tend à se développer, considérant qu’il est indispensable de prendre en compte non seulement l’appétence au risque des investisseurs particuliers mais aussi leurs différents projets de vie.
Comme c’est souvent le cas, elle est d’abord née aux Etats-Unis, mais elle arrive maintenant en France. « La définition du GBI est assez simple. Il s’agit de s’intéresser aux problèmes de son client lorsque l’on gère un portefeuille, plutôt que de ne pas s’y intéresser. L’approche traditionnelle est une approche très produit, centrée sur le gérant. Le GBI est une approche centrée sur l’investisseur », explique Lionel Martellini, directeur de l’EDHEC-Risk Institute.
Cette prise en compte des objectifs du client découle du fait qu’il importe peu à un client qu’un gestionnaire arrive à battre le marché. Il est vrai que le plus souvent, ce qui importe à l’épargnant est surtout sa capacité à atteindre ses objectifs avec les sommes qu’il a mobilisées.
La démarche du GBI consiste donc à moins théoriser sur les marchés financiers et à proposer des solutions tangibles pour les investisseurs. « Le GBI prend en compte la relation de l’investisseur avec le temps, avec le risque, mais aussi avec le sens », explique Mourtaza Asad-Syed, co-fondateur et responsable des investissements de Yomoni. « C’est-à-dire la manière dont les individus vont appréhender leurs placements financiers. Plutôt que de parler d’allocation, nous allons demander à nos clients quels sont leurs besoins. Or il est infiniment plus facile, pour un particulier, d’identifier chacun de ses besoins, plutôt qu’avoir une vision globale de son allocation ».
Objectifs définis. Comme elle veut répondre aux aspirations précises des clients, l’approche du GBI est donc sous-tendue par l’idée qu’il faut individualiser la gestion, l’adapter aux besoins de chaque investisseur, et donc bien les connaître.
Les objectifs des clients pris en compte dans le GBI peuvent être multiples, mais finalement, dans la réalité, leur nombre reste assez réduit. Il s’agit, par exemple, d’assurer un train de vie en cas de difficultés professionnelles passagères, d’effectuer un placement immobilier, d’assurer les études des enfants, de compenser la baisse de revenus à la retraite ou de transmettre un patrimoine. Les épargnants peuvent évidemment avoir d’autres projets que ceux-ci, mais ils viennent généralement après dans l’ordre des priorités que les individus se sont fixés.
Meilleure lisibilité. Sur le papier, la gestion par objectifs présente de nombreux avantages, en simplifiant le dialogue entre le client et son conseiller. « Les différentes données inhérentes à l’approche traditionnelle, comme les niveaux de volatilité, ou la value at risk d’un portefeuille global, sont beaucoup plus difficiles à comprendre pour un client que l’atteinte d’un objectif », constate Sophie de La Chapelle, responsable en conseil en allocation stratégique d'actifs grands clients chez BNP Paribas Wealth Management. Cette méthode permet donc, pour partie, de pallier la faible appétence pour la matière financière que peuvent présenter les investisseurs particuliers français. Elle permet aussi de limiter les biais comportementaux qui peuvent survenir dans des périodes de stress de marché. « Si le client a défini plusieurs objectifs et a mis en place un portefeuille distinct sur chacun d’eux, il sera moins sensible aux aléas conjoncturels car ses objectifs de court terme, comme le maintien de son train de vie, seront davantage sécurisés que ses objectifs de très long terme ou ceux plus subsidiaires, pour lesquels sa tolérance au risque est plus grande. Ainsi il acceptera plus facilement une augmentation du risque », continue Sophie de La Chapelle.
Eviter des erreurs. Ensuite, la bonne connaissance du client et la prise en compte des informations détenues sur ce dernier dans les allocations permet d’éviter certaines erreurs, notamment de diversification. Marie Brière, Head of Investor Research Center, chez Amundi, explique ainsi que « les idées d’adéquation de l’allocation aux besoins des individus sont à la base de la finance, mais elles étaient - et restent - assez peu utilisées. Aujourd’hui, beaucoup d’allocations sont proposées sans, par exemple, que le gestionnaire ne se soucie du secteur d’activité dans lequel un individu travaille. Cela peut conduire à des situations où les épargnants investissent majoritairement dans le secteur – voire les actions – de l’entreprise qui les emploie. Cela va contre le fait qu’il faille diversifier ses placements de ses revenus ».
Enfin, la gestion par objectifs cherche à résoudre certains problèmes que pose la gestion traditionnelle, comme ceux liés à l’inadéquation entre les aspirations des individus et le niveau de risque qu’ils sont prêts à assumer. « Dans les approches traditionnelles d’élaboration d’une allocation pour un client particulier, toute la complexité de l’individu est mesurée par son aversion au risque. Or, constate Lionel Martellini, il existe un dilemme lié au besoin de sécurité qui est le plus souvent observé chez les épargnants : s’ils mettent en place un portefeuille très peu risqué pour, par exemple, financer leur retraite, ils doivent disposer, au départ, de liquidités très importantes pour y arriver. Finalement, si l’on suit cette logique, les seuls qui peuvent se permettre d’être averses au risque de manière globale sont ceux qui disposent d’un patrimoine important ».
Démocratisation. Issues des méthodes de gestion appliquées par les institutionnels depuis une quinzaine d’années (lire encadré), puis pour les grandes fortunes, la gestion par objectifs arrive donc dans la sphère des investisseurs particuliers. Il n’est plus question de plusieurs millions d’euros de patrimoine financier pour la mettre en place, comme cela était le cas auparavant – et comme cela est toujours le cas dans les banques privées – mais quelques milliers d’euros suffisent parfois.
Certains professionnels estiment que cet essor et cette démocratisation du concept sont avant tout dus aux progrès de la technologie, qui permettent d’entrer en contact avec les clients de manière très simple, d’obtenir de nombreuses informations sur eux, puis de les traiter. C’est une des raisons pour lesquelles beaucoup de fintechs spécialisées dans le conseil (les robo advisors) utilisent les principes – ou du moins une partie des principes – du GBI.
Les questionnaires de risque et définissant les objectifs des clients, préalables à l’élaboration des allocations d’actifs, ont d’ailleurs fait de très grands progrès, certains professionnels utilisant, dans le cadre du GBI, des techniques issues de la finance comportementale et des travaux de Daniel Kahneman dans les années 1970 pour mieux cerner les investisseurs. De même, les interfaces permettant la mise en relation ont été simplifiées et améliorées ces dernières années.
Demande des clients. Mais si ces méthodes de conseil alternatives aux canaux traditionnels se développent, ce n’est pas uniquement lié à une modification de l’offre. Cela provient également d’une mutation profonde et durable de la demande des clients. « Les particuliers se détournent un peu des conseillers traditionnels et sont à la recherche de nouveaux moyens de communiquer avec leurs banquiers », constate un professionnel. Et dans les prochaines années, ces nouveaux moyens de communication vont certainement encore se développer car, comme l’anticipe Mourtaza Asad-Syed, « les individus nés dans les années 2000, lorsqu’ils devront gérer leur patrimoine, n’auront pas le réflexe d’aller voir un conseiller bancaire en agence. Ils passeront inévitablement par les canaux digitaux ».
Généralisation. L’industrie du conseil en France est donc en train de s’adapter à cet état de fait. « Les particuliers étaient – et sont toujours parfois – obligés d’entrer dans une agence bancaire, ne serait-ce que pour demander un prêt immobilier. Les conseillers des banques peuvent ensuite leur proposer toute une gamme de produits divers », explique Mourtaza Asad-Syed. Or ce contact est maintenant de moins en moins obligatoire et des acteurs digitaux sans agence de l’allocation d’actifs commencent à émerger en France, même s’ils sont loin des positions qu’occupent les Anglo-Saxons dans leurs pays, comme les Américains Wealthfront (7,5 milliards de dollars sous gestion) ou Betterment (10 milliards de dollars sous gestion). Mais les nouveaux venus dans le monde des fintechs ne sont pas les seuls à travailler sur le sujet, des banques ou assureurs traditionnels développent parfois aussi en interne, ou par le biais de partenariats avec des start-up, leurs outils de GBI.
Des techniques de gestion particulières… Si la connaissance du client et la détermination de ses objectifs constituent un pan très important – primordial diront certains - de la gestion par objectifs, ces critères ne constituent pas la seule spécificité de ce type d’approche. En effet, selon la recherche académique, le GBI reste indissociable de formes de gestion particulières, qui diffèrent des théories classiques d’allocation du portefeuille telles qu’elles sont généralement appliquées.
Ainsi, selon certains chercheurs, le GBI n’est pas compatible avec une approche classique de détermination d’une allocation d’actifs, élaborée uniquement en fonction du niveau de risque du client et des différents paramètres de marchés, comme l’espérance de rendement des actifs financiers. « Il n’est mathématiquement pas possible d’assurer strictement le respect des objectifs d’un client en utilisant les méthodes d’allocation classiques telles que définies par Harry Markowitz dans la théorie moderne du portefeuille », déclare Lionel Martellini. Ainsi, selon lui, assurer un revenu cible pour la retraite, par exemple, tout en sécurisant un revenu minimum, oblige à utiliser une stratégie qui fait apparaitre une brique de performance – qui utilise la diversification pour récolter des primes de risque sur les marchés – mais aussi une brique répliquant les risques qui sont inclus dans les objectifs du client, notamment en termes de duration.
Toujours selon l’acception académique du terme, utiliser le GBI, contraint donc le gestionnaire à concevoir des couvertures qui sont dédiées à chacun des projets de chacun des investisseurs. « Le GBI, comme la gestion actif-passif des institutionnels, doit utiliser les trois formes de gestion des risques que sont la diversification, la couverture et l’assurance. Or une application restrictive de la théorie moderne du portefeuille ne considère que l’un de ces trois facteurs, à savoir la diversification », explique Lionel Martellini.
… difficiles à mettre en œuvre. Une opinion qui n’est pas vraiment partagée par tous les professionnels. Cette vision académique du GBI se révèle en effet très compliquée à mettre en place de manière pratique. Les différents acteurs du marché utilisant cette approche en ont donc parfois une vision un peu moins restrictive. « Aux Etats-Unis, par exemple, la plupart des robo advisors appliquent une technologie d’allocation traditionnelle. Même s’ils ont mis en place des méthodes de dialogue avec l’épargnant, ils n’ont fait que la moitié du chemin », indique un professionnel.
En France aussi, beaucoup considèrent que le GBI reste compatible avec des méthodes d’allocation classiques, éprouvées depuis de nombreuses années. Chez BNP Paribas Wealth Management, Sophie de La Chapelle explique utiliser pour ses clients très haut de gamme de plus en plus le GBI avec des méthodes d'allocation traditionnelles « adaptées selon le contexte du client ».
Chez Yomoni aussi, l’allocation suit la théorie moderne du portefeuille, mais, ici encore, adaptée à la prise en compte des objectifs : « Nous nous appuyons sur la théorie moderne du portefeuille, mais nous l’avons adaptée pour que, dans la durée, les portefeuilles des clients restent compatibles avec les objectifs poursuivis. En effet, certaines des hypothèses théoriques ne correspondent pas la réalité de nos clients, notamment au sujet de la prise en compte de la fiscalité ou encore de la monnaie de référence », détaille Mourtaza Asad-Syed. Même approche chez WeSave, où, là encore, la société a conçu ses algorithmes propriétaires en prenant comme base les travaux de Harry Markowitz.
Cela ne veut pas dire que tous proposent des allocations identiques, et ce n’est pas le cas, mais seulement qu’ils s’appuient, en les adaptant, sur les mêmes grands principes théoriques de la gestion de portefeuille que ceux en vigueur lorsque l’on a affaire à des allocations traditionnelles. Par ailleurs, autre différence avec le GBI tel qu’il est décrit par les universitaires, Yomoni et WeSave raisonnent tous deux, non pas de manière purement individualisée pour chaque investisseur, mais ces derniers sont regroupés selon des profils de gestion (10 au total pour chacun des gestionnaires).
Freins techniques. Cette utilisation par certains professionnels d’un GBI qui n’est pas totalement conforme à la définition académique stricte –qui implique une gestion davantage de type assurancielle individualisée - peut se comprendre. Même avec les progrès de l’informatique, construire et gérer des allocations qui collent exactement aux projets individuels se révèle en effet très compliqué. Cela implique de concevoir un très grand nombre de portefeuilles (au moins autant que de clients), ce qui peut rapidement devenir un casse-tête. D’autant que la gestion d’un patrimoine financier reste intimement liée à l’assurance vie, les assureurs devant adapter leurs systèmes pour permettre l’individualisation des portefeuilles.
En France, Nalo, qui en est à la toute fin de sa de phase de développement avec son partenaire Generali, assure « être allé un peu plus loin que les autres acteurs de la place dans la logique du GBI ». Guillaume Piard, fondateur et CEO de Nalo, explique préférer « une approche par gestion du risque à horizon à une certaine vision académique assurancielle du GBI. Chaque projet de chaque client correspond à un portefeuille unique dont le niveau de risque évolue dans le temps. Une manière d’individualiser la gestion et de faire coïncider le risque de l’actif avec celui du passif de l’individu ». A noter que cette évolution dans le temps du niveau de risque des portefeuilles, même si elle est appliquée de manière un peu différente, est aussi revendiquée par d’autres robo-advisors, comme WeSave.
Pas de garantie de résultat. Outre la difficulté de mettre en place une gestion individualisée pour le plus grand nombre, certains professionnels achoppent aussi sur le fait qu’aucune garantie de résultats n’est encore constatée sur ces gestions de type plus assuranciel. Même si, comme le constate Lionel Martellini, « les stratégies qui sont conçues pour avoir des meilleures probabilités d’atteindre des objectifs présentent effectivement de meilleures probabilité d’y arriver », le recul sur ces méthodes apparaît insuffisant à certains. Ainsi, Marie Brière souligne que « les travaux d’allocation dynamique inspirés de Merton, sur lesquelles s’appuie le GBI, sont la plupart du temps issues de simulations. Il pourrait être intéressant de le faire en conditions réelles. Or, nous n’avons pas assez de recul et d’études disponibles sur ce type de données. Il faudrait vérifier, dans des conditions réelles, et étant donné le risque d’estimation des paramètres, qu’introduire une sophistication supplémentaire améliore le résultat de la gestion des portefeuilles. Si ex ante, la méthode GBI est théoriquement meilleure, elle ne l’est pas forcément ex post. Les praticiens, étant conscients de cela, sont parfois tentés d’aller au plus simple et d’appliquer des méthodes d’allocation traditionnelles aux portefeuilles de leurs clients ».
Evolution. Alors finalement, la gestion par objectifs est-elle réellement une révolution ? Dans un sens, oui, au sens strict du terme, et si son utilisation se généralise, elle implique des choix extrêmement structurants pour les gestionnaires d’actifs et les conseillers financiers. Et ce aussi bien dans la manière d’aborder les clients et de traiter les informations qu’ils peuvent donner que dans la conception des portefeuilles. Cependant, concrètement, le GBI tel qu’il est appliqué en France n’est pour certains encore qu’une simple évolution dans la manière qu’ont les clients de dialoguer avec leur gestionnaire.
Ces changements ne sont pas à sous-estimer, et peuvent apporter beaucoup aux investisseurs, mais la révolution concerne aujourd’hui le contact du gestionnaire ou du conseiller avec le client, pas encore la gestion. « Une véritable révolution industrielle dans le domaine de la gestion d’actifs serait le produit d’une production de masse, d’une distribution de masse et d’une customisation de masse, résume Lionel Martellini. Les gestionnaires ont atteint les deux premiers stades, mais le véritable défi sera celui de la customisation de masse. Il ne s’agit pas de faire quelque chose de différent pour chaque individu, mais d’arriver à un niveau de personnalisation qui leur convient ».
Nous n’en sommes donc pas encore véritablement au stade de la révolution, même si nous en voyons peut-être les prémices. Mais, sur un point, tout le monde est d’accord : si cette révolution a lieu, il est certain que des acteurs historiques doivent s’y préparer car certains n’y survivront pas et de nouveaux émergeront.