
Petra Hielkema - « Interdire les rétrocessions nécessitera une transition »

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En France et en Europe, craignez-vous des répercussions importantes dues à la hausse des taux ? Lesquelles ?
L’augmentation des taux n’est pas toujours une mauvaise nouvelle, notamment pour les assureurs et les fonds de pension. Sur le long terme, le mouvement devrait nous amener vers un nouvel équilibre. Je pense que, en général, l’inquiétude est présente mais la surveillance nous permettra de limiter les risques de l’inflation. Ce qui est rassurant, c’est que la solvabilité des assureurs est bonne. Maintenant, l’impact sur les actifs est différent. Les assureurs subissent des pertes aujourd’hui mais, dans le même temps, ils sont gagnants du côté du passif car cela signifie qu’ils devront détenir moins de capital pour les souscriptions qu’ils ont effectuées.
Il y a un risque vis-à-vis des épargnants, dû au coût de la vie qui augmente. L’équité n’est jamais la principale préoccupation des assureurs mais, dans ce cas, nous surveillons dans quelle mesure ils peuvent augmenter leurs primes en raison de leurs dépenses. Ce type de comportement pourrait provoquer une baisse de couvertures pour les consommateurs, qui décideraient de ne plus prolonger leurs assurances. Mais jusqu’à présent, ce risque reste modéré.
C’est le rôle des intermédiaires et des assureurs de jouer de leur pédagogie afin d’expliquer ces risques, ainsi que ceux subis sur les produits d’épargne. Les rendements réels sont forcément affectés par l’inflation, et cela doit être dit et expliqué.
La commissaire aux Services financiers de la Commission européenne, Mairead McGuinness, veut interdire les rétrocessions versées aux distributeurs de produits d’épargne au sein de l’Union européenne. Quel est votre avis sur le sujet ?
C’est très débattu en ce moment, et la commissaire doit prendre une décision à ce sujet dans le cadre de la stratégie d’investissement des particuliers. Nous avons transmis nos conseils à la Commission, à sa demande, mais nous n’avons pas tranché. Au début, l’idée d’interdire la rémunération via les rétrocommissions n’était pas un sujet pour la Commission européenne. Mais aujourd’hui, je dois avouer qu'elle a fait son chemin. La Commission pourrait pencher en faveur de cette interdiction.
C’est le résultat d’une discussion que je qualifierais de « noire et blanche ». Les débats sont toujours en cours mais ce que je voudrais, si possible, c’est prendre du recul et regarder ce que nous essayons de résoudre ici. En observant le marché actuel, on constate qu’il est nécessaire de faire davantage pour résoudre les conflits d’intérêts qui découlent du cycle de vie des produits – il s’agit de la fabrication, de la production, de la vente et ensuite de la prise en charge des clients. Il y a un risque d’incitations qui conduisent des épargnants à souscrire des produits non adaptés et dont le couple risque-rendement n’est pas optimal ; certains produits ne sont pas vendus aux bons clients. Tout comme la question du suivi, post-vente, qui n’est pas assez appuyée.
Si interdiction il y a, quels sont les points négatifs d’une telle mesure selon vous ?
Si vous introduisez une interdiction, vous ne résolvez pas tous les problèmes et vous pouvez créer de nouveaux défis. Nous devons nous assurer que le conseil sera accessible à tous et pas uniquement à ceux prêts à payer le prix pour ce service. La question est également de savoir si, après avoir souscrit un produit, le client va retourner vers son conseiller afin de vérifier la viabilité de ses supports et de son contrat. Un autre point sur lequel il est important d’être vigilant est le fait que certains produits sont complexes et que leur distribution à destination des consommateurs peut être risquée sans l’œil d’un professionnel. Pour résumer, introduire une interdiction nécessitera une transition et poussera les acteurs à faire face à de nouveaux défis.
Comment faire pour combattre cela sans bannir un type de rémunération ?
Les acteurs du marché de l’assurance devraient tout d’abord remettre en question leurs méthodes de travail. Même si elles sont aujourd’hui légales, elles ne sont peut-être plus adaptées aux produits et au système actuel ou considérées comme adéquates par la société. En outre, les superviseurs devraient intensifier leurs travaux de supervision en matière de gouvernance et de surveillance des produits, à travers notamment un point d’attention sur la « value for money ». Enfin, la transparence sera essentielle à l’avenir – transparence sur les coûts à la fois pour les superviseurs et les consommateurs. C’est le message que j’essaie d’envoyer pour alimenter la discussion.
Je pense que nous devons réfléchir à toutes les options pour améliorer la protection du consommateur, avant de prendre une décision. Si la mise en œuvre des étapes précitées n’aboutit pas à une meilleure value for money, une interdiction pourrait être envisagée. Actuellement, nous avons 27 Etats membres, dont un seulement applique une interdiction. Coïncidence ou pas, je viens de ce pays. L’interdiction a été introduite après un grand scandale de « misselling » (une présentation inexacte et imprudente d’un produit ou d’un service afin de conclure une vente avec succès, NDLR). Malgré cette expérience, je continue à dire que, au sein de l’Union européenne, il est préférable d’envisager une évolution, et pas une révolution.
Il serait bon de voir si nous pouvons d’abord prendre des mesures qui traitent réellement de ce problème avant l’interdiction complète. Je n’exclus pas pour autant la possibilité de bannir les rétrocessions si besoin, mais peut-être qu’une approche graduelle pourrait aider. Encore une fois, en tant qu’Eiopa, nous ne sommes pas là pour trancher, nous suggérons, analysons le marché, mais en aucun cas nous ne donnons notre avis en faveur, ou pas, de l’interdiction des rétrocessions. Cela reste entre les mains de Bruxelles.
Pourquoi le sujet est-il si important pour la Commission européenne ?
Pour les raisons que j’ai évoquées auparavant : le combat contre les conflits d’intérêts, mais aussi pour la protection des épargnants. Il y a aussi la question de la transition verte et responsable. Dans ce contexte, le marché des capitaux a besoin de fonds pour y arriver. Bruxelles veut un marché sain et transparent pour les épargnants afin qu’ils puissent investir en toute sécurité, percevoir une value for money et être informés. Toute la stratégie d’investissement des particuliers vise aussi à rendre ce marché plus attractif afin de recevoir davantage d’investissements et ainsi financer cette transition.
Pensez-vous que le système actuel de distribution oriente le marché vers des produits inutilement chargés en frais ?
En France, le choix d’un produit est souvent motivé par son avantage fiscal. En d’autres termes, les clients sont plus attentifs au gain fiscal qu’au rapport qualité/prix. Ainsi, c’est au rôle des intermédiaires et des distributeurs de rappeler clairement quels sont les coûts sur chacun des produits. Sur ce point, je rejoins les autorités françaises quand elles disent que le marché français peut s’améliorer. La transparence est cruciale, mais le fait de s’assurer que le client va bénéficier du produit adéquat est également très important. J’ai déjà vu de nombreux exemples en Europe de produits qui appliquaient des coûts beaucoup trop élevés pour le rendement qu’ils offraient. Nous avons aussi déjà constaté sur le marché que certains produits, qui ne seront bénéfiques qu’après vingt ans, sont parfois vendus à un groupe de consommateurs qui ne souhaitent pas investir plus de dix ans. Ce ne sont clairement pas de bonnes pratiques !
Que faites-vous pour contrer les risques d’écoblanchiment ?
Nous sommes conscients qu’il peut être difficile d’arrêter complètement l’écoblanchiment. Mais il est absolument nécessaire d’apporter une réponse globale à ses risques. Nous analysons actuellement comment l’écoblanchiment se produit dans le secteur de l’assurance et comment l’identifier au mieux. Notre avis, de prime abord, est qu'il peut exister à différents stades. Cela peut être déjà dans le modèle d’entreprise ou sa gestion, comme les processus internes. Il peut également se produire lorsque le produit est en cours de développement ou au stade de la livraison. L’objectif est d'éliminer ces pratiques trompeuses à chacun de ces stades.
Cela doit également être étudié au-delà du cadre réglementaire actuel, car les fournisseurs et leurs affirmations doivent être justes, clairs et non trompeurs.
A l’Eiopa, nous surveillons également activement les cas possibles d’écoblanchiment, dont certains ont déjà été mis en évidence dans notre récent rapport sur les tendances de consommation. Les activités par lesquelles nous effectuons la surveillance du marché comprennent l’analyse des données de Solvabilité 2, l’examen des exigences de divulgation, la réalisation d’études sur les consommateurs et la collecte de données auprès des superviseurs nationaux. Dans notre avis, nous couvrirons la manière de distinguer l’écoblanchiment intentionnel et le non-intentionnel, ses risques, la manière dont il se produit et sa supervision.
Qu’attendez-vous des conseillers en gestion de patrimoine et des gestionnaires d’actifs, concernant cette problématique ?
Premièrement, lorsqu’ils vendent des produits d’assurance, nous attendons des gestionnaires de patrimoine qu’ils agissent de manière honnête, équitable et professionnelle, conformément aux meilleurs intérêts de leurs clients. Deuxièmement, nous attendons de toutes les informations, y compris les communications commerciales qui sont adressées aux clients, qu’elles soient justes, claires et non trompeuses. Et, enfin, tout ce qui relève de la communication marketing doit toujours être clairement identifiable comme telle.
Vous avez lancé en 2022 le PEPP. Comptez-vous l’améliorer ou le revoir ?
Le PEPP en est encore à ses débuts. Nous avons actuellement deux enregistrements pour un PEPP en Europe. Cela prend du temps de concevoir un nouveau produit, surtout dans la situation actuelle. C'est un bon produit en fait, dont les gens ont besoin, surtout la nouvelle génération qui voyage et travaille dans différents pays en Europe. Mais il a encore besoin de temps pour se développer. Pour de nombreux éventuels fournisseurs, le coût appliqué est aujourd’hui trop bas, à 1%. La mise en marche d’un tel produit coûte de l’argent aux institutions, surtout au niveau administratif, et ils ont tendance à être découragés par le coût appliqué. Le plafond sera rediscuté dans deux ans.
Quelles sont les principaux sujets en discussion à l’Eiopa ?
Nous venons de terminer d’écrire nos conseils sur la stratégie d'investissement des particuliers, un sujet que nous continuerons à suivre et à commenter. De même, la durabilité est une priorité pour nous et la manière dont nous pourrions atteindre les objectifs de l'Accord de Paris. Mais je pense que le plus important cette année est le règlement SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation). Elle exige que les financiers divulguent des informations au niveau de l'entité, que ce soit pour les conseillers financiers ou pour les produits, ce qui aura un impact sur les entreprises mais aussi sur leur communication. Dans ce domaine, l'objectif est de clarifier ce qui est durable et ce qui ne l'est pas. Je dois admettre que je ne m'attends pas à voir un pourcentage très élevé d’investissements verts au départ, simplement parce que si nous étions déjà à un stade très avancé de ce processus, nous n'aurions pas besoin de toute une transition. Je dis toujours que la finance verte consiste à devenir verte et non à être verte. C'est pourquoi il est important de disposer de chiffres et de données, que les acteurs fourniront afin d’avoir une vision du marché qui soit valable. Je sais que ce point est complexe, principalement parce que le règlement SFDR n'est pas encore terminé, mais avec de la volonté et des efforts, nous pouvons déjà avancer.
En ce qui concerne le marché français, ce qui est particulièrement intéressant, ce sont les produits multi-options qui sont beaucoup vendus en France. Nous devons réfléchir à la manière dont les investisseurs peuvent être informés sur les options souscrites. Si vous regardez d'autres marchés en Europe, vous pouvez trouver trente ou quarante options au sein d’un même contrat, mais en France cela va parfois au-delà de 100. Elles doivent indiquer leur caractère durable sans surcharger les acteurs avec trop d'administration. Je dois dire que sur ce point, le marché français est complexe.
Le sujet de l’intelligence artificielle (IA) aussi nous prend beaucoup de temps. Nous avons des principes sur la façon d'utiliser l'IA : elle doit être éthique, digne de foi, impartiale, juste, transparente et explicable. Nous avons développé quelques principes clés sur ce que les acteurs doivent considérer et respecter si vous ils l’utilisent. Mais la supervision de ce sujet ne s’arrête pas là.
Il y a aussi « l’open insurance » sur laquelle nous nous penchons cette année. Nous cherchons à mieux comprendre comment traduire cela en un modèle économique, surtout dans un contexte d'insécurité. Il faut qu’il soit viable pour le secteur et les consommateurs. Pour être honnête, nous ne le savons pas encore. Cette année, nous allons donc élaborer un cas d'utilisation et créer un tableau de bord afin de l'analyser. Nous essayons de trouver un exemple concret pour déterminer ce qui est valable en tant que modèle commercial.
En termes de projet, je dois également mentionner Dora, à savoir le règlement relatif à la résilience opérationnelle numérique du secteur financier. C’est un très gros projet en ce moment. Il s'agit de la résilience opérationnelle de l'industrie en tant que telle. Le point d’attention est porté vers la sécurité informatique, avec pour objectif de s’assurer que le secteur financier européen – pas uniquement l’assurance mais également les établissements bancaires et financiers – est capable de continuer à fournir des services en cas de graves interruptions, notamment à la suite d’attaques cyber-informatiques. C’est un projet de très haute importance pour nous et sur lequel nous travaillons avec nos deux autorités homologues de supervision, l’Autorité bancaire européenne et l’Autorité européenne des marches financiers.
Son parcours
Petra Hielkema a étudié dans son pays d’origine, les Pays-Bas, à l’université Erasmus, ainsi qu’à l’Insead Business School en France. Elle entame sa carrière en 1997 auprès du cabinet d’audit PricewaterhouseCoopers (PwC) au Kazakhstan en qualité de consultante senior. Elle rejoint en 2007 la banque centrale des Pays-Bas où, en quatorze ans d’activité, elle occupe plusieurs postes de direction, dont celui de directrice de la supervision assurance.