Banque privée

L’exclusivité ne sauvera pas la banque privée

Par Philippe Bruneau et Hugo Heliot, PHB – Conseil en transition digitale
Les maux sont connus : relèvement des seuils d’accès, segmentation éculée des clientèles, abondance d’une communication surannée
Les risques sont bien réels : l’aristocratie bancaire qu’est la banque privée pourrait se voir rapidement submergée
PHILIPPE BRUNEAU et HUGO HELIOT


Henri Bergson l’appelait de ses voeux : « Que l’avenir ne soit plus ce qui va arriver, mais ce que nous allons en faire ». Cet espoir résonne aujourd’hui comme une injonction pour les acteurs de la banque privée traditionnelle. En France, les banques privées ont subi depuis le séisme financier de 2008 une érosion préoccupante de leur rentabilité. En cause, on citera pêle-mêle un contexte réglementaire de plus en plus contraignant, des taux historiquement bas, l’émergence de nouveaux concurrents digitaux et une crise de légitimité particulièrement douloureuse qui met en danger leur modèle de rémunération.

Elpis. Conformément à la mythologie, les banques privées ne semblent avoir gardé que ce qu’Hermès glissa secrètement aux côtés de tous les maux dans la terrible boîte de Pandore et qui seul demeura : l’espoir. Ou plutôt « l’attente de quelque chose », cette « Elpis » paralysante. Ebahies par leurs tourments, la plupart d’entre elles réagissent en se claquemurant dans une tour d’ivoire d’exclusivité qui s’avère au fil des jours de plus en plus fragile. Relèvement des seuils d’accès, cession de portefeuilles de clients aisés considérés à tort comme non rentables, segmentation éculée des clientèles, tentatives de baisse des coûts de structure en sacrifiant la ressource humaine si précieuse, abondance d’une communication surannée… Autant de décisions prises à contre-courant de ce qu’attend et désire le marché et qui doivent à présent être radicalement repensées autour de deux piliers d’avenir : le client et le digital. A défaut, cette aristocratie bancaire qu’est la banque privée pourrait se voir rapidement submergée par un monde en plein bouleversement. Un monde auquel elle a pourtant les moyens de s’adapter afin de reconquérir tout le lustre et la légitimité qui lui étaient attachés.

Parasite. Le modèle traditionnel des banques privées se voit de plus en plus contesté par sa propre clientèle. Non seulement elles n’échappent pas au déferlement de reproches faits aux banques en général depuis la crise de 2008 : rente de situation, manque de transparence, illégitimité de certains frais, absence de réactivité, lourdeur administrative, craintes de conflits d’intérêt dans l’offre de produits, « Papers » exotiques, inadéquation de l’offre à la demande… La banque n’est plus perçue par ses clients comme un partenaire mais comme un prédateur parasite. Mais pis, dans ce contexte, la banque privée cherche désespérément à s’accrocher à l’exclusivité comme bouée de sauvetage de sa singularité, or c’est un remède pire que le mal.

Le luxe pour tous. Pour y remédier, il est urgent de procéder à un changement de paradigme. Le client aujourd’hui veut tout, « a droit à tout ». Et à juste titre. Car un bouleversement culturel est survenu ces dix dernières années : la démocratisation du luxe. Contrairement aux années 2000 où le luxe se popularisa en élargissant sa base de clients au détriment de la qualité de service, le digital permet aujourd’hui une réelle baisse des coûts de structure autorisant l’extension de la base de clients, sans pour autant porter préjudice à la qualité servie. C’est bien là toute la révolution de cette « démocratisation », à rebours d’une « popularisation » antérieure. Des modèles profondément disruptifs tels que Uber, Airbnb ou Amazon Prime ont permis l’émergence d’un niveau de service inimaginable au vu des tarifs pratiqués pour y accéder. Et ainsi habitué une base de clients quasi universelle à être servie et à légitimement exiger des prestataires de services un niveau de qualité irréprochable, du moment qu’elle paie.

Modularité. La banque privée n’a bien sûr pas échappé à ce phénomène. Mais les choix qu’elle a opérés jusqu’alors pour tenter de reconquérir le coeur de ses clients se révèlent au mieux périlleux, au pire désastreux. Clients certes ivres de services, mais surtout redoutablement armés pour exprimer leur mécontentement s’ils ne se jugent pas considérés comme il se doit. C’est pourquoi l’offre nouvelle de la banque privée doit s’articuler autour d’une connaissance approfondie du client permettant une approche sur mesure, un client libéré de la sacro-sainte segmentation, servi au plus près par une multiplicité de services traditionnels : moyens de paiement assortis d’une tarification raisonnable et justifiée ; gamme de crédits actuellement impossible à obtenir dans une banque privée sans confier des actifs à gérer ; gestion financière qu’il est urgent de repenser, notamment pour la gestion conseillée. Mais aussi des services nouveaux, collaboratifs et modulaires dont les family offices pourraient utilement servir d’inspiration (assistant personnel, conciergerie, interfaces de réservation, gestion des actifs récréatifs, art, immobilier…) grâce à la multiplication des partenariats au sein de l’écosystème digital en place.

L’humain au centre. Avec ses nombreuses vertues, le digital est à même de répondre à cette lame de fond. De la connaissance client via les agrégateurs à la régénération de la gestion via les robo-advisors ; de la simplification de la contrainte réglementaire et de la maîtrise des risques inhérents via la digitalisation des workflows à la libération de ressource humaine débarrassée de tâches sans valeur ajoutée et réorientée vers le service du client ; de l’élargissement de la gamme de services via des partenariats digitaux à la baisse des coûts de structure et la dynamisation des sources de revenus, les vertus du digital appliquées à la banque privée sont considérables et entièrement dédiées à la satisfaction de la demande. Mais gare : le digital n’a pas vocation à se substituer à l’humain. Il est un outil entre les mains du banquier privé, lui permettant d’optimiser son conseil pour mieux légitimer sa présence bienveillante auprès du client que lui seul connaît intimement.

Bernanos. L’allègement des infrastructures et systèmes informatiques autour de dorsales techniques légères et modulaires permettant l’adjonction de partenaires agiles à fins d’enrichissement de l’offre au client, permettra un réel bouleversement de la banque privée, nécessaire à sa survie. La banque privée se doit entièrement au service de son client, avec modestie et humilité, en lui fournissant un écosystème de services payants ou optionnels mis à disposition de chacun selon ses moyens. Sans cette révolution, les lendemains qui chantent risquent fort de se muer en gueules de bois difficiles à gérer. Alors, amis banquiers, « du passé faisons table rase ! » et régénérons la banque privée afin de donner raison à Bernanos : « L’avenir est quelque chose qui se surmonte. On ne subit pas l’avenir, on le fait. »