Jérôme Gavaudan, président du Conseil national des barreaux

«Le pire a été évité, mais le secret professionnel est toujours divisé»

Bien qu’ébranlés par la crise sanitaire, les avocats continuent de se positionner comme défenseurs des libertés dans le débat public. Le patron des robes noires, Jérôme Gavaudan, revient sur leur dernier combat médiatisé et s’exprime sur les valeurs qui structurent selon lui la profession.
Jérôme Gavaudan, président du Conseil national des barreaux (© Thomas APPERT)

Le CNB alertait régulièrement pendant la crise sanitaire sur les difficultés rencontrées par la profession. Cette période est-elle derrière vous ?

La crise sanitaire est intervenue pendant la grève contre la réforme des retraites, qui faisait suite à un mouvement de protestation contre la réforme de la Justice de Nicole Belloubet. Un sondage fait par la mandature précédente indiquait que 28 % des avocats songeaient à quitter la profession, mais c’était un découragement temporaire, comme pour le reste des Français. Nous avons eu peur d’être économiquement affecté, mais la profession a su s’emparer des prêts garantis par l’Etat et du chômage partiel. Notre caisse de retraite a également abondé avec des aides proportionnées au chiffre d’affaires pour compenser les pertes. Avec un premier recul, il n’y a pas de sinistralité particulière.

Le moral ne va pas si mal, mais c’est typique de la profession, les avocats s’adaptent. La profession a le sentiment d’avoir été reconnue comme étant actrice de la société civile, en interpellant régulièrement sur les thématiques de la solidarité et de la retraite. De même, nous sommes restés vigilants sur la problématique des libertés pendant la crise sanitaire pour faire attention à ce que nos principes démocratiques ne soient pas atteints.

Votre profession traverse encore des zones de turbulence assez relayées sur les réseaux, comme le décès d’un confrère en pleine audience sans suspension de séance ou un baromètre du Barreau de Paris rapportant que 30 % des avocats sont confrontés à du harcèlement ou des discriminations…

Il faut faire attention à la dictature des tweets. En réalité, l’avocat a fait un malaise avant que l’audience ne commence, dont la gravité n’était pas connue à ce moment-là. Les secours arrivent et il est pris en charge. L’ensemble des parties quitte la salle pour laisser les secours agir. Le tribunal, lui, n’est pas évacué. L’avocat n’est décédé qu’une heure plus tard. La famille, comme ses associés, ont indiqué que les choses s’étaient passées normalement. L’information a immédiatement été relayée sur les réseaux sociaux avec une émotion que je comprends même si elle ne correspond pas complètement à la réalité. Concernant le baromètre, le barreau de Paris a pris conscience du problème. Les institutions de la profession sont en capacité d’acter des défaillances et de les régler. Une commission égalité avance sur ces questions et fait évoluer le règlement national si les outils ne sont pas suffisants pour permettre l’amélioration de ces situations. Au moins les choses sont dites, elles ne l’étaient pas dix ans plus tôt. Ceux qui sont victimes de harcèlement ou de discrimination peuvent maintenant l’exprimer et des sanctions peuvent être prises.

Y a-t-il un risque, à l’instar des entreprises gavées d’aide pendant la crise, de voir apparaître des cabinets « zombies » ?

Il ne peut pas y avoir de cabinets zombies car notre activité est réglementée. Si un cabinet est en difficulté économique, le service n’est pas rendu et s’il n’est pas rendu, les clients écrivent au bâtonnier. Avec 164 barreaux, il y a une réelle proximité ordre/avocats, nous serions donc déjà au courant. Le mur du dépôt de bilan a été évité. Il faut souligner que face la multiplication des lois et des difficultés, les avocats sont les marges d’ajustement du système, qu’il s’agisse des délais de procédure, de la prise en charge du dossier sur le plan matériel, du formatage des écritures... C’est un empilement de détails mais l’institution judiciaire se tourne vers les avocats pour absorber son manque de moyens. A force, cela peut provoquer découragement et risque d’asphyxie de façon contagieuse. Pourtant, on ne constate pas de multiplication des dépôts de bilan ou une fuite massive des confrères vers d’autres professions. C’est un métier agile dont la caractéristique principale est de s’adapter, au juge, au droit et aux contraintes économiques. Il est certain qu’à force d’adaptation, on se fatigue parfois…

Le projet de loi pour la Confiance dans l’institution judiciaire semble avoir provoqué une véritable fronde dans la profession contre la Chancellerie ?

Ce n’est pas une fronde mais une opposition. Il s’agissait d’une fronde lors de la réforme des retraites ou de la justice. Pour le secret professionnel, c’est le citoyen qui est au centre, pas l’avocat. Face aux pouvoirs publics, il s’agit de faire le lien entre secret professionnel et démocratie. La profession considérait de nombreuses dispositions positives dans le texte du Garde des Sceaux, qui ne tombait pas dans l’écueil du tout répressif. On peut citer la formule exécutoire de l’acte d’avocat, l’encadrement de la durée des enquêtes préliminaires (période où le mis en cause n’a pas accès au dossier) ou la volonté d’encadrer le travail des personnes en détention.

Le point de tension se cristallise autour du secret professionnel…

Dans la loi de 1971 qui le consacre, il est absolu et illimité quel que soit le domaine, conseil ou défense. La Cour de cassation a interprété le texte comme réservé à la défense, lors d’une enquête ou d’un contentieux. Eric Dupond-Moretti voulait mieux protéger le secret professionnel, mais l’a aussi centré sur le secret de la défense. A notre sens, il n’est pas possible de faire la distinction car il y a un continuum. S’il y a une procédure, il peut y avoir eu conseil avant : un avocat peut avoir conseillé un montage financier pour lequel le client se retrouve incriminé. En consacrant le seul secret de la défense, on inscrit une distinction dangereuse dans la loi.

L’unicité du secret professionnel (défense comme conseil) a été introduite par les députés dans la loi.

Les sénateurs, tout en le garantissant aussi, l’ont rendu non opposable sur un certain nombre d’infractions financières et fiscales. Or, soit le secret est absolu, soit on réintroduit une distinction entre les deux types de secret. La Commission mixte paritaire (CMP) a conservé ces exceptions et introduit un amendement qui indique que si l’avocat a été manipulé par son client mais que ses conseils ont facilité la commission d’une infraction, le secret professionnel n’est pas opposable. Si on enlève l’intention, que reste-il comme garde-fou ?

Fait rare dans un processus législatif, le ministre est revenu vers vous après le vote en CMP pour tenir compte de vos objections. Votre proposition a pourtant évolué d’une semaine sur l’autre ?

Eric Dupont-Moretti nous offrait initialement de soumettre notre propre version des dispositions sur le secret professionnel. Il nous a finalement proposé trois options : maintenir le texte en l’état, tout supprimer ou porter un amendement tout en supprimant celui sur l’avocat manipulé. C’est pour cela que nous avons d’abord proposé de réécrire l’amendement, avant que ces nouvelles options ne nous soient proposées et que nous ne demandions la suppression pure et simple des alinéas concernés. Le 16 novembre, le ministre a finalement supprimé la disposition la plus contestée et encadré les conditions dans lesquelles les exceptions fiscales et financières pourront être conservées.

L’unicité du secret professionnel, ce ne sera donc pas pour cette loi.

Si notre assemblée revotait sur ce nouvel amendement, elle s’y opposerait de nouveau. Pour la première fois dans le code de procédure pénal, le secret professionnel est affirmé. Le pire a été évité, l’amendement scélérat a été évincé, mais le secret professionnel est toujours divisé.

Pour rester sur le projet de loi, la force exécutoire conférée à vos actes de médiation ne plaît pas beaucoup aux notaires, qui estiment qu’elle doit rester l’apanage des professions qui disposent d’une mission d’autorité publique…

La force exécutoire sera conférée à l’acte contresigné par le greffe, lorsque l’avocat met fin à un différend, en cas de conciliation, médiation ou transaction. Aucune délégation n’est donnée à l’avocat, il s’agit d’un acte sous seing privé. C’est le greffe qui délivre la formule exécutoire donnant la possibilité de procéder à l’exécution forcée de l’accord sans avoir à plaider devant un juge. Le greffier est dans le cadre de ses fonctions, il a le même rôle de contrôle qu’il aurait eu lors d’un jugement. Les avocats veulent éviter la déjudiciarisation. Tout citoyen doit pouvoir accéder à son droit. Ici, le contentieux est né, il y a peut-être même déjà un processus judiciaire. Les parties se mettent d’accord pour éteindre le différend  et le conflit né de l’exécution d’une transaction est assez rare en pratique. Nous ne sommes pas du tout dans un schéma de concurrence, mais leur inquiétude du « pied dans la porte » est compréhensible.

Le rapport Perben proposait de créer un statut d’avocat salarié en entreprise et un avocat peut déjà être mandataire en transactions immobilières ou intermédiaire en assurances. Le statut d’avocat est-il amené à évoluer ?

Le CNB est en réflexion constante sur l’évolution du statut. Il n’y a pas de secteur d’activité dans lequel l’avocat n’a pas sa place, mais l’avocat n’est pas un marchand pour des raisons d’indépendance et le marché ne fait pas tout dans la profession. Même si on peut conseiller plusieurs parties en même temps, nous faisons attention à la question du conflit d’intérêt. Dans l’intermédiation en assurances, il n’y a pas de conflit d’intérêt car nous aidons nos clients à rechercher les meilleures polices d’assurance. Idem pour le mandat immobilier : nous savons pour qui nous travaillons et qui nous rémunère. C’est ponctuel, et sans marchandisation de l’activité. Notre frontière est là. Le client qui nous rémunère et la prestation doivent être clairement identifiés.

Pour l’avocat salarié en entreprise, la question centrale est celle de l’indépendance. Les juristes d’entreprises se disent indépendants mais la résistance actuelle fondamentale de la profession porte sur cette question. Il est possible pour un avocat de s’adapter, d’être détaché dans une entreprise. Mais le contrat de travail se matérialise par le lien de subordination : comment le concilier avec l’indépendance ?

Si la frontière avec la profession marchande est clairement définie, cela veut-il dire que l’interprofessionnalité avec les autres professions du patrimoine a un boulevard devant elle ?

Même si c’est très beau sur le papier, l’interprofessionnalité est statistiquement difficile à développer car il s’agit plus de partenariats ponctuels que d’un partage d’activité. Beaucoup d’avocats se spécialisent sur les questions patrimoniales, les interactions avec les autres professions se traduisent par des échanges de savoir-faire et de clientèle.