CGP

Le paradoxe de la balkanisation du conseil

Gilbert Habermann, consultant gestion privée
On voit mal comment les prestations exigeantes et risquées demandées au nouveau conseiller pourraient ne pas entraîner toute la profession de conseil sur la voie, enfin, de la perception d’honoraires
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Depuis quelques années, ont successivement (ou simultanément) focalisé l’attention des professionnels les exigences toujours croissantes de la réglementation (après MIF 1, réjouissons-nous, voilà MIF 2, DDA, DSP 2, Prips,  RGDP…), la question de l’optimisation et de la dissimulation  fiscale, le sort finalement réservé aux «inducements», l’irruption partout de la digitalisation, l’émergence des fintechs et des robo-advisors, la finance participative, les modernités complexes de la blockchain et des cryptomonnaies ou de l’intelligence artificielle.

De loin en loin est ainsi évoqué le phénomène de désintermédiation, lequel caractériserait désormais le comportement des détenteurs de capitaux. Désintermédiation ? Le mot est, à notre sens, plutôt mal choisi… Tout au contraire, c’est à une multi-intermédiation que nous assistons aujourd’hui. Quelles sont les causes de cette dispersion croissante ? Comment se traduit-elle ? Et, surtout, quelles peuvent en être les conséquences ? Analysons d’abord brièvement les origines de ce comportement. Nous vivons depuis quelques années deux révolutions majeures, qui d’ailleurs s’enchevêtrent et se nourrissent l’une l’autre. Une révolution technologique d’abord, qui apporte (et impose) l’immédiateté, une profondeur illimitée d’accès aux données, la construction en réseaux, la profusion de comparateurs, le low cost… Rien là que de très banal.

La deuxième révolution, simultanée, concerne quant à elle les comportements personnels et sociaux : aspiration à l’autonomie, individualisme,  recherche de sens, besoin de «comprendre», scepticisme, infidélité, zapping, remise en cause des schémas de conseil au profit d’un communautarisme incontrôlé. Les banques retail, jusqu’alors détentrices d’une part de marché majeure dans la délivrance du conseil (près de 65% selon Bain) souffrent d’autant plus de cette situation qu’elles suscitent souvent un climat de défiance dans un contexte de banalisation de leur offre patrimoniale, qui aboutit fréquemment à contester la réalité de leur valeur ajoutée.

Cette conjonction se produit, en outre, dans une période de taux bas, qui, en rognant sérieusement les performances des produits patrimoniaux les plus largement répandus, indispose et agace l’épargnant, le pousse à chercher «autre chose», et rend à court terme l’adoption de solutions alternatives moins optiquement pénalisante…

Dès lors, chacun «fait son mix»... Tantôt un contrat plus ou moins original en assurance vie, tantôt son allocation d’actifs, tantôt sa sélection d’ETF ou de fonds, tantôt ses options de private equity, tantôt encore ses placements de trésorerie en crowdfunding, ou les formules alternatives que l’on a jugées séduisantes : placements en Ehpad, en forêts, en hôtellerie, en vignobles, en œuvres d’art. Pour ne rien dire du conseil juridique ou notarial, glané au hasard des recherches sur les sites spécialisés d’Internet. Bref, au total, un patrimoine éparpillé façon puzzle…

De fait, et depuis longtemps déjà, nous sommes entrés dans une période de balka­nisation du conseil.

Avec ses quelques avantages et ses multiples inconvénients. Peut-on penser que cette réalité va s’estomper bientôt ? À notre sens, certainement pas dans l’immédiat, tant elle correspond à l’air du temps… Conséquence, alors que, selon l’Insee, le détenteur d’un portefeuille d’un million d’euros compte déjà en moyenne 2,4 banques, on assiste aujourd’hui, et ce n’est à l’évidence qu’un début, à la multiplication des partenaires financiers. Un phénomène qui a pour corollaire la production de reportings disparates, incomplets, hétérogènes, sans aucune cohérence, et qui indisposeront tôt ou tard le client, le contraignant à un travail fastidieux de rassemblement et de consolidation – ne serait-ce que pour des raisons fiscales. Dans ce contexte, où est la vision d’ensemble ? Comment normer des éléments financiers issus de sources différentes pour pouvoir intelligemment les additionner puis les analyser ?

Nous en avons la conviction, l’agrégation des comptes financiers va rapidement s’imposer, d’autant que DSP2 va, dans les toutes prochaines semaines, polariser l’attention et donner lieu à des explications, débats et commentaires sur ses modalités techniques et les avantages qu’elle offre. Et il s’agira sans doute, tel est notre sentiment, d’un bouleversement majeur pour le métier de gestion privée, comme ont pu l’être il y a cinquante ans l’arrivée de l’assurance vie en complément de la seule gestion financière ou la séparation, à partir de 1996, des activités de relations commerciales d’avec la gestion du portefeuille des clients.

Mais on peut penser aussi que, cette première étape – l’agrégation se généralisant et devenant rapidement une norme de place – étant franchie, une deuxième étape en constituera le prolongement logique : car que faire de toutes ces informations, parfois hermétiques, trop riches, trop complexes, réclamant à l’évidence le savoir-faire d’un professionnel ? Un recours à une vraie compétence deviendra nécessaire pour évaluer ses performances par composante, avoir une idée de ses coûts réels et de sa volatilité, vérifier l’adéquation de ses choix par rapport aux projets auxquels est destinée telle fraction du patrimoine. Pour peu qu’au surplus se produisent (et il n’est pas imaginable que ce ne soit pas le cas tôt ou tard) un «accident industriel», une faillite, voire une escroquerie, démontrant que certaines offres et certaines officines présentent des risques dont le novice n’a souvent aucune idée, les sentiments d’amateurisme, de solitude, d’insuffisance, voire d’inquiétude, se généraliseront. Alors il faudra bien rechercher dans son environnement financier l’appui de ce que nous appellerons l’interlocuteur-pivot. Celui à qui l’on sera enfin soulagé de pouvoir tout confier, tout dire, à charge pour lui de tout démêler, tout trier, tout analyser. Ce qui, évidemment, ne sera pas simple !

Si l’on écarte les family offices et les banques privées les plus prestigieuses pour se concentrer sur les interlocuteurs habituels de 90% des foyers patrimoniaux français, les concurrents sur la ligne de départ de la compétition ne bénéficient pas, à notre avis, des mêmes atouts. Nous pensons par exemple que les conseillers GP des réseaux retail (les deux tiers du marché) présentent de lourds handicaps. Au-delà d’une image qui ne risque pas de s’améliorer avec l’affichage annoncé dans le cadre de MIF 2 de l’ensemble des frais perçus, les banques retail ferment les agences, diminuent le nombre de conseillers, investissent moins dans la formation, procèdent à la rotation trop fréquente de leur personnel, tournent le dos à l’architecture ouverte, se concentrent sur les produits maison et cherchent en priorité à réduire les coûts du service en segmentant les clients, ce qui consiste bien souvent à écarter les «petits» – ces malheureux qui n’ont même pas 400.000 ou 500.000 euros à gérer – et à ne leur proposer qu’une «gestion industrielle», jugée plus économique... Ce n’est pas comme cela que l’on peut espérer s’imposer sur le marché exigeant des conseillers référents.

Les pôles GP des compagnies d’assurances semblent mieux positionnés, pour peu qu’ils sachent éviter les dérives des banques retail (ce qui n’est pas gagné !) et résister à la facilité du «tout assurance vie». Ils bénéficient en effet d’un formidable atout : l’évolution démographique. Nous sommes entrés dans «une société de longue vie», et il est clair que les attentes de prévoyance, de sécurité et de simplicité prévaudront pour un nombre toujours croissant de détenteurs patrimoniaux. Les conseillers des pôles GP ont, dans la conscience collective, une légitimité professionnelle à répondre à de telles aspirations, auxquelles s’ajoutent d’ailleurs les problématiques des mandats de protection future, à l’évidence un domaine d’avenir parfaitement ignoré par une majorité de conseillers bancaires…

Restent pour finir les conseillers de patrimoine – «indépendants» ou pas. Pour nous, il n’y a aucun doute qu’ils disposent des meilleurs atouts pour s’imposer comme le réceptacle naturel de clients déboussolés. Ils ont la compétence, la proximité, bien souvent l’ancrage local, la disponibilité et la pérennité dans le métier. Ils pratiquent depuis toujours l’architecture ouverte et, de surcroît, acquièrent déjà et en nombre croissant les outils et les réflexes de l’agrégation – encore balbutiants chez une majorité de banques. S’ils parviennent à engager – enfin, par-delà les querelles de chapelles – une communication intelligente au niveau de la profession dans son ensemble, ils peuvent devenir les grands gagnants de la recomposition du marché.

Mais l’émergence du concept d’interlocuteur-pivot est loin de ne présenter qu’une dimension commerciale. Il suffit d’imaginer ce que réclameront d’investissement temporel et de compétence la capacité à juger les fournisseurs, le soin nécessaire pour appréhender en détail un grand nombre de produits (surtout s’ils sont peu connus ou complexes) et, peut-être plus que tout, la responsabilité considérable qui sera encourue dès lors qu’il s’agira de recommander de vendre, de conserver ou de procéder à une réallocation d’actifs. On voit mal comment les prestations exigeantes et risquées demandées au nouveau conseiller pourraient ne pas entraîner toute la profession de conseil sur la voie, enfin, de la perception d’honoraires. Dont la justification, dans ces conditions, ne pourra pas être contestée, sauf par un interlocuteur de mauvaise foi.

Ainsi, il n’est pas impossible de penser que la balkanisation du conseil, phénomène à connotation négative, porte en germe un espoir remarquable – quel paradoxe ! –, celui de voir s’imposer la pratique d’honoraires. Le métier de conseiller patrimonial, légitimement rémunéré, retrouvera alors toute la noblesse qu’il mérite.