
Le levier financier et l’opacité fragilisent les marchés

Le temps s’accélère. Deux séances après que Goldman Sachs et Morgan Stanley ont été contraintes de vendre massivement certaines positions détenues par le family office Archegos Capital Management, le marché s’inquiète plus de la hausse des taux longs américains que de la débâcle de ce fonds spéculatif. Les investisseurs ont d’ailleurs peu réagi à cette liquidation concentrée sur quelques valeurs.
Pourtant, il s’agit de la plus importante liquidation d’un fonds avec des positions leveragées, c'est-à-dire bâties massivement grâce à la dette pour démultiplier les gains, depuis la chute du hedge fund Long Term Capital Management (LTCM) en 1998. Cela pose la question du levier actuel dans le système financier.
Les estimations concernant Archegos vont d’un actif sous gestion de 10 milliards à 15 milliards de dollars pour une valeur de portefeuille de 50 milliards à 80 milliards, soit un levier de 5 fois. Mais certaines positions individuelles dans le fonds pouvaient atteindre des leviers de 20 fois, selon certaines sources. Le fonds a pu constituer une telle position en jouant la concurrence entre les prime brokers, les banques qui financent les hedge funds.
En passant par des total return swaps (TRS), un instrument qui permet de minimiser le capital nécessaire et d’encaisser uniquement la performance s’il y en a, le fonds a décuplé sa force de frappe et sa détention de titres tout en restant très discret. Si l’exposition atteinte par le fonds a sans doute été l’un des déclencheurs de la liquidation, la forte corrélation des titres en portefeuille aura été un élément aggravant. Mais qu’en est-il du marché dans son ensemble ?
Remontée du risque
S’il est difficile d’obtenir des chiffres sur l’exposition réelle de ces fonds et sur les activités de prêts de titres des prime brokers – encore très opaques - certains indicateurs montrent une remontée du niveau de levier dans les fonds après leur forte baisse consécutive à la crise financière. C’est ce que constatent les stratégistes de Natixis, même s’il reste relativement mesuré par rapport aux niveaux de 2006 ou de la fin des années 1990. Le ratio de la volatilité des hedge funds (performance de l’indice HFRI sur 12 mois) et de volatilité des actifs (actions et crédit), que Natixis utilise comme approximation du levier de ces fonds, avait nettement progressé en 2018 et de nouveau depuis la crise du coronavirus.
Dans son rapport de stabilité financière en octobre 2020, le Fonds monétaire international (FMI) notait un releverage des fonds dont le budget de risque varie en fonction de la volatilité sur les marchés. Si cette dernière avait entraîné un important débouclement des positions en mars 2020, sa baisse a permis à ces fonds d’augmenter leur levier depuis. «Les taux extrêmement bas, la volatilité de marché resserrée et la perception que les banques centrales continueront à soutenir les marchés clés semblent être une incitation au levier financier», note le FMI dans son rapport. «L’abondance de liquidité peut laisser penser que de forts leviers pourraient être plus généralisés qu’à l’habitude», note Simon Aninat, gérant spécialisé chez Seeyond.
Cette hausse du levier est particulièrement visible sur le marché américain. Le montant emprunté dans les comptes titres (margin debt) a atteint un plus haut historique de 813 milliards de dollars en février, 50% de plus en un an, selon l'association professionnelle Finra. Pour certains, cette hausse est corrélée à la forte progression de Wall Street, où l’indice S&P 500 a atteint vendredi 26 mars un nouveau record. Pour d’autres, cette forte progression a de quoi inquiéter car elle dépasse celle de l’indice et n’a pas été aussi importante depuis 1931. Du côté des hedge funds, les derniers chiffres publiés par le Trésor américain, datant de juin 2020, montrent un levier moyen de 15,9 fois pour les dix plus gros acteurs. Un chiffre en baisse par rapport aux 24,6 fois de juin 2019, en raison de la crise. Les 40 fonds suivants ont un levier moyen de 5 fois, comme Archegos.
Trop concentré
Ce n'est pas tant l'effet de levier que la façon dont on l’utilise qui rend une situation d’investissement potentiellement dangereuse pour le marché. Les grands hedge funds sont certes leveragés mais pour investir avant tout dans des dettes souveraines, des devises… peu volatiles. En revanche, quand les fonds détiennent des paris très concentrés avec de fortes corrélations entre les titres, cela devient potentiellement dangereux. Après Archegos, les fonds détenant le même type de positions avec du levier sont eux aussi en risque.
Un autre élément perturbateur pour le marché viendrait du désendettement forcé de certains fonds consécutif à l’accident sur Archegos, si jamais ce cas n’était pas un épiphénomène. «Toutes les crises financières comportent deux constantes : des problèmes de levier, et des problèmes de liquidité, rappelle Mathieu Vaissié, directeur de la recherche de Ginjer AM. Un certain nombre de signaux plus ou moins faibles (repo US, fonds suspendant leur liquidité) suggèrent que la liquidité n’est peut-être pas si abondante que cela, ou de façon homogène dans tout le système. Rien d’alarmant, mais elle a toujours tendance à disparaître au moment où l’on en a le plus besoin.»