
Guy Grangirard : « Les dégâts de l’arnaque aux livrets d’épargne sont colossaux »

Quel est le principe de l’arnaque aux livrets d’épargne ?
L’escroquerie est simple sur le principe : elle s’appuie sur les recherches de placements rémunérateurs. L’épargnant qui a de la trésorerie auquel le banquier propose somptueusement un rendement à 0,10 % se retrouve frustré. Sur internet, il dégote des offres alléchantes et donne son adresse mail. Il est rappelé par un conseiller qui lui propose de faire un essai sur une somme minime. Le placement est récupérable et garanti avec un haut rendement. La somme test est versée et le placement s’avère très rentable. L’une de nos victimes avait par exemple versée 1.000 euros pour en gagner 50 euros en un mois, soit 5 % sur un mois ou 60 % de rendement annuel. Le rendement annoncé est mensuel pour ne pas mettre la puce à l’oreille des victimes. Certains épargnants font des tests pour voir si la société est sérieuse et sont remboursés, ce qui les engage à verser plus. Ils disposent toujours d’un tableau de bord où ils voient l’évolution de leurs plus-values. Au bout de quelques semaines, la victime est recontactée, on lui propose des formules encore plus juteuses, mais où il faut investir plus.
C’est à ce moment-là que l’argent s’évapore définitivement ?
Effectivement, ces réseaux utilisent des comptes bancaires dans 25 à 30 pays, même si le Portugal, la Hongrie et l’Allemagne ont leur préférence. Puis les sommes transitent par Hong-Kong et finissent dans les paradis fiscaux. Les procédures pénales ne permettent pas de récupérer les fonds perdus. Notre avocat travaille sur d’autres actions possibles, et notamment sur le rôle joué par certains interlocuteurs. Des banques peuvent être mises en cause au titre de leur devoir de lutte contre le blanchiment et le terrorisme quand elles réceptionnent les fonds pour des opérations similaires dans la durée. Les systèmes informatiques sont pourtant maintenant suffisamment performants pour détecter des dysfonctionnements de comptes bancaires. En dehors des procédures pénales, nous avons pu mettre en jeu leur responsabilité civile au titre du non-contrôle des mouvements de fonds.
Quelle est l’ampleur du problème ?
Les dégâts sont colossaux. L’arnaque aux livrets a commencé sa croissance à partir de septembre 2020. Avant septembre, elle représentait un cinquième de nos ouvertures de dossiers. Elle concerne maintenant plus de la moitié des affaires. Pour février et mars 2021, les montants de préjudice se chiffrent à 4 millions d’euros, soit la moitié des montants de préjudice qui nous sont rapportés. Sur les 4 millions restants, 2 millions concernent des arnaques immobilières, toujours bien présentes. Nous publions régulièrement sur notre site des conseils de prévention. En les suivant, on évite 95 % des arnaques.
Sur quoi portent les arnaques immobilières, autre source de préjudice important ?
Principalement sur les parkings, les places en EHPAD, le crowdfunding immobilier, les Fonds communs de placement dans l’innovation (FCPI) et les parts de Sociétés civiles de placement immobilier (SCPI). La pierre étant un placement durable et non soumis aux variations du marché, ce type « d’investissement » est souvent proposé aux futurs retraités ou aux retraités qui souhaitent améliorer leur rente.
Les escrocs ciblent-il plus particulièrement les personnes vulnérables ?
Elles ne sont pas les seules victimes. L’arnaque aux cryptomonnaies de 2017, qui surfait sur l’augmentation du bitcoin, ne ciblait pas les personnes dites vulnérables. Les escrocs ont mis en place des supermarchés de l’arnaque, qui proposent de multiples produits très différents les uns des autres, qui leur servent de laboratoire de test. Il s’agit d’une étude de marché. C’est comme ça que l’arnaque aux places de parking a pris son envol en 2020. Chaque produit correspond à un type de clientèle. Pour l’immobilier, ils cherchent des consommateurs qui veulent des revenus réguliers sans prendre trop de risques. Pour les investissements exotiques, comme l’hydrogène décarbonée, ils visent les personnes à la recherche de produits innovants, donc les CSP +. C’est le consommateur qui définit le produit.
Pour les victimes, c’est toujours la double peine : en plus d’être arnaquées, ils doivent subir le regard des autres. Ceux qui parlent ne savent pas, ne connaissent pas le dessous des cartes. Ceux qui se font avoir ne sont pas stupides. Parfois, ils n’osent pas le dire aux autres, de peur d’avouer que l’héritage derrière s’est envolé, par exemple. Cela peut arriver à n’importe qui et provoque beaucoup de dégâts psychologiques.
Quelle est le public cible de l’arnaque aux livrets d’épargne ?
Il y a deux catégories de victimes. Premier profil, l’épargnant avec un compte courant qui déborde et qui cherche du rendement. Il souscrira à un contrat d’un an, rémunéré à 5 %.
Deuxième profil, la personne qui bénéficie d’une somme d’argent inattendue, parce qu’elle a reçu un héritage, une prime de licenciement... Cet argent doit être rémunéré sur une période courte - un mois renouvelable - le temps que la personne réfléchisse à un investissement dans un autre produit. Si on proposait au consommateur des produits à 2 % à 3 % de rendement, il ne céderait pas à ce genre d’arnaque. L’âge des victimes peut aller de 25 à 90 ans : il ne s’agit pas d’un produit ciblé qui ne concerne qu’une partie des épargnants, ici le public est beaucoup plus large. Le nombre de victimes potentielles est donc plus élevé.
Quels sont les techniques des escrocs ?
Nous avons récupéré, grâce à un journal israélien, le mémo utilisé lors des arnaques aux cryptomonnaies. Un déroulé propose le fil conducteur de la discussion. Il est rappelé de prendre le maximum d’informations sur la vie privée des personnes. Si l’épargnant a des enfants, le commercial parle des plus-values considérables avec lesquelles la personne pourra offrir une voiture à son petit-fils. S’il s’agit d’une personne âgée de 50 à 60 ans, on lui conseillera des produits pour sa retraite. On adapte le discours à la personne, tout en travaillant sur l’empathie pour manipuler psychologiquement.
Des « commerciaux » sont payés au rendement sur les sommes arnaquées et veulent forcer la victime à verser les sommes rapidement. D’autres ne mettent pas la pression, mais rappellent ponctuellement. Une relation sur la durée peut se nouer, où l’escroc prendra des nouvelles à intervalles réguliers. Certaines victimes ont été en contact plusieurs mois avec les arnaqueurs.
Comment adaptent-ils le produit au consommateur ?
Ils ont une quarantaine de faux produits à disposition sur des sites différents, le consommateur les oriente en surfant. Pendant les conversations, ils regardent les produits d’épargne dont dispose la victime, ceux qui arrivent à terme… Les faux livrets d’épargne s’appellent « livret zen » ou « livret sécure », avec des consonnances qui laissent penser à une sécurité totale. Rien n’est laissé au hasard.
Comment rentrent-ils en contact avec les victimes ?
Les escrocs diffusent des annonces sur les réseaux sociaux ou dans des pages achetées auprès de régies publicitaires afin d’hameçonner les victimes. Un clic les ramène vers le site frauduleux, dont le nom est similaire au vrai. J’ai même vu une annonce de ce type sur le site Money Vox, en dessous d’un article dénonçant ce type d’arnaque.
Les sites en question sont chargés de collecter des leads. En remplissant des formulaires en ligne, les arnaqueurs savent quels investissements vous intéressent. Entre 2019 et 2020, c’était les places de parkings, aujourd’hui ce sont les livrets d’épargne et dans une moindre mesure l’immobilier. Il y a aussi des produits spécifiques comme des box, des conteneurs, des EHPAD.
Qui sont ces escrocs ?
Le processus est bien rôdé et mis en œuvre par des acteurs différents. Il s’applique de la même manière dans d’autres secteurs : les vins et spiritueux, les énergies renouvelables… Tout est étroitement imbriqué, mais le réseau est complètement opaque. Concernant les livrets d’épargne, notre enquête nous dirige vers un réseau bien spécifique, basé en Israël, pays à la pointe en matière de hautes technologies. Nat West, Invastit, NBK Online sont trois fausses banques en ligne du même réseau. Ils font des sites miroirs de sites officiels, qui reprennent partiellement les noms de vraies banques, dans une grande diversité de langue. Les documents envoyés au consommateur présentent les en-têtes des vraies banques.
A RETENIR
Comment savoir si un site est frauduleux ?
- Il n’est pas ouvert ou une seule page est publique. Il demande de régler l’investissement sur un compte bancaire ouvert dans l’Union européenne au nom d’une autre société.
- Il n’a pas de téléphone ou d’adresse. Il est installé dans un pays étranger alors qu’il prétend être basé en France. Les informations sur le fonctionnement de la société sont floues, reprennent parfois des articles généraux sur les produits proposés.
- Une recherche à partir du whois (nom de domaine) montre que le site est très récent, alors qu’il affirme le contraire.
- Les taux sont particulièrement alléchants, les produits sécurisés.
L’association ADC France en chiffres
Forte de 3.500 adhérents, l’Association de défense des consommateurs (ADC France) existe depuis 1979 et est la première association de défense des consommateurs en Lorraine. Elle est reconnue par l’Autorité des marchés financiers (AMF). Elle œuvre dans tous les domaines du droit de la consommation, pour les litiges liés aux services et aux biens. Elle édite sur ces thématiques Antipac, une revue trimestrielle. L’association gère actuellement 1.700 dossiers pour un montant de préjudice qui dépasse les 100 millions d’euros. Elle a déjà effectué des enquêtes sur plus de 1.200 sites frauduleux, et est cette année particulièrement mobilisée : depuis début janvier, le montant des préjudices rapportés s’élève à 15 millions d’euros. Pour la seule semaine du 12 avril, 1,2 millions d’euros de pertes ont été rapportées à ADC France.