Loi contre la fraude fiscale

Une nouvelle sanction contre les conseils fiscaux

Bercy peut infliger une amende aux professionnels qui encouragent les manquements fiscaux de leurs clients
Or la légitimité de cette nouvelle prérogative est déjà très controversée notamment parce que la Place la juge arbitraire
Emmanuel Laporte, avocat fiscaliste du cabinet Laporte Avocats Paris

Bien que des tentatives semblables aient été censurées par le Conseil constitutionnel (1), la persévérance du législateur l’a emporté puisque la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude (2) octroie à l’administration le pouvoir exorbitant de mettre à l’amende les professionnels du droit et du chiffre.

Personnes concernées. Depuis le 25 octobre 2018, est passible de sanction « toute personne physique ou morale (…), qui exerce une activité professionnelle de conseil à caractère juridique, financier ou comptable ou de détention de biens ou de fonds pour le compte d’un tiers » (3). Dès lors que l’un de ces acteurs fournit « intentionnellement (…) une prestation permettant directement la commission » d’une série de manquements fiscaux, celui-ci encourt une amende égale à 50 % des revenus tirés de la « prestation » apportée au contribuable avec un minimum de 10.000 euros. Un dispositif aussi imprécis s’expose à la critique. Aucun titre professionnel n’étant explicitement désigné, l’administration pourra stigmatiser tout professionnel de son choix, notamment les professions réglementées d’avocat, de notaire et d’expert-comptable.

Opérations sanctionables. Quatre types de « prestations » sont expressément visées, celle qui permet au contribuable de dissimuler son identité (notamment par l’interposition d’une structure à l’étranger), sa situation ou son activité (grâce à un acte fictif par exemple), de bénéficier à tort de certains avantages fiscaux par la délivrance irrégulière de documents ou le fait de « réaliser pour le compte du contribuable tout acte destiné à égarer l’administration ». Cependant, le caractère intentionnel et direct de l’acte est
laissé à la seule appréciation de l’administration. En incluant « tout acte destiné à égarer l’administration », les situations couvertes sont imprévisibles. En somme, l’administration pourra user arbitrairement de ces sanctions.

Procédure. Pour éviter une nouvelle censure du Conseil constitutionnel, le texte oblige Bercy à respecter différentes étapes avant de poursuivre le conseil. A cet effet, l’administration doit avoir préalablement prononcé, à l’encontre du contribuable, une majoration de 80 % résultant d’une activité occulte, de manœuvres frauduleuses, d’une dissimulation de prix, d’un abus de droit ou du non-respect des obligations déclaratives au titre d’avoirs détenus à l’étranger ou dans
un trust (4). Ensuite, l’amende est établie par une décision motivée, visée par un agent ayant au moins le grade d’inspecteur divisionnaire. L’administration doit respecter un délai de 30 jours pour présenter des observations.

«Le texte ne précise pas comment les droits du contribuable seraient transposables au professionnel »

  Or, tout bien considéré, ce fonctionnaire est à la fois juge et partie. En cas de désaccord portant sur les manquements du contribuable, seules les garanties et voies de recours du contribuable sont consenties au professionnel. Toutefois, le texte ne précise pas comment les droits du contribuable seraient transposables au professionnel qui dans l’exercice de sa défense sera dépendant de celle du contribuable. D’ailleurs, le Conseil d’Etat (5) a justement observé que « l’étude d’impact accompagnant le texte de loi mériterait d’être complétée pour expliciter l’articulation des recours du contribuable et du tiers, selon qu’ils sont simultanés ou successifs ». Les magistrats ont également soulevé que « les règles applicables en matière de secret professionnel (…) soulevaient sur le terrain de la preuve des difficultés pratiques dont ne traite pas l’étude d’impact ». Les observations du Conseil corroborent les interrogations de la profession.

Volet pénal. L’amende n’est pas applicable si l’administration a engagé des poursuites pénales contre le professionnel pour délit de complicité de fraude fiscale (art. 1742 du CGI). Le législateur n’exige même pas que la majoration de 80 % appliquée au contribuable soit devenue définitive pour autoriser le fisc à infliger l’amende. . Conférer un tel pouvoir d’amende à l’administration pour des faits n’ayant donc aucune qualification pénale semble démesuré. Dans ce cas,
il n’est pas à exclure que l’amende puisse s’appliquer à des cas relevant d’erreurs techniques ou d’un simple cas d’optimisation qu’un tribunal jugerait non abusifs. Or le Conseil d’Etat a pourtant jugé que les contribuables ont le droit de choisir entre plusieurs solutions pour réaliser une opération déterminée. Le fait qu’ils optent pour la solution fiscale la plus avantageuse ne permet pas de conclure d’emblée à l’abus de droit (6).

Limites. Ce dispositif comporte de nombreuses inconnues. A l’heure actuelle, nous ignorons quel sera le juge compétent et comment le conseil pourra être informé de ses droits sans garantie d’accès au dossier et à la procédure écrite du contribuable. 

«Comment un conseiller pourra-t-il se défendre sans risque de conflit d’intérêt avec son client en étant tenu par son secret professionnel ? »

Dans l’hypothèse où le contribuable passerait une transaction ou accepterait les rehaussements proposés par l’administration, le professionnel doit être en mesure de les contester ou de saisir, le cas échéant, le Comité de l’abus de droit, ce qui n’est pas garanti en l’état actuel du texte et des commentaires. Le texte indique que si la majoration de 80 % est dégrevée pour un motif lié à son « bien-fondé », l’amende sera aussi dégrevée.
En fait de garantie, cette précision suggère une régression : les dégrèvements pour motifs de procédure relatifs aux droits de la défense pourraient singulièrement laisser l’amende intacte. Enfin, comment un avocat, un notaire ou un expert-comptable pourra-t-il se défendre sans risque de conflit d’intérêt avec son client et en étant tenu par son secret professionnel ? Il n’a pas pu échapper aux auteurs de ce texte qu’il risque de faire obstacle à tout recours effectif.

Portée. L’unique vertu du texte a été exposée de façon à ne pas alerter les consciences : nul ne contesterait l’objectif affiché de lutter contre la fraude. Mais au-delà de l’argutie tenant à cette évidence, la question qui se pose est celle de la nécessité, de la nature et de l’intention portée par cette mesure inédite. Etait-il opportun d’ajouter cette amende au lourd arsenal pénal en vigueur, de surcroît lorsqu’elle vise des professions réglementées soumises aux autorités disciplinaires de leurs ordres sous le contrôle de magistrats ? La légitimité de ce texte est sujette à caution si l’on considère que son étude d’impact ne prouve pas ni même allègue que les membres des professions réglementées françaises auraient proposé des prestations réellement illicites, au-delà peut-être de quelques cas isolés. Les pouvoirs publics pouvaient-ils en revanche ignorer l’effet d’intimidation et de désorganisation que cette mesure risque d’engendrer contre des professions entières ? Pouvaient-ils ignorer que l’administration obtiendrait un pouvoir de pression contre des professionnels également chargés de la défense fiscale ? Cela se conçoit mal alors que dans sa résolution adoptée par l’assemblée générale des 8 et 9 juin 2018, le Conseil national des barreaux avait demandé le retrait du texte en soulignant ses dangers. Cette loi place les professions réglementées sous une nouvelle autorité de poursuite partiale et assortie d’un pouvoir déraisonnable tant par son arbitraire que par des recours inefficaces. En plus de dépasser très largement le périmètre de la lutte contre la fraude fiscale, ce texte met directement en cause la nécessaire indépendance des professions réglementées vis-à-vis du pouvoir exécutif. Nul ne doit s’y tromper : tout un chacun a le droit d’être conseillé ou défendu en matière fiscale comme en toute autre matière ; le contribuable a alors besoin d’un professionnel honnête et compétent, mais certainement pas d’une personne que la crainte aura inféodée à l’administration. Après la parution d’une prochaine circulaire ministérielle précisant l’application de cette mesure, il faut espérer qu’elle sera remise en question à la lumière du bon sens et des droits fondamentaux. .


(1) Décisions 2013-685 DC du 29 déc. 2013
et n° 2014-707 DC du 29 déc. 2014
(2) Loi n° 2018-898 du 23 oct. 2018
(3) Art. 1740 A bis du CGI
(4) Art. 1728, 1-c, 1729, b et c, 1729-0A du CGI
(5) Avis n°394440 du 22 mars 2018
(6) CE 16-6-1976 n°95513, 7e et 8e s.-s. : RJF 9/76 n° 399 ; ancienne D. adm. 13 L-1531 n° 20, 1-7-2002