Vulnérabilité

Une réelle politique publique de protection est nécessaire

Le rapport d’Anne Caron-Déglise, et le projet de loi Réforme pour la Justice ont remis sur le devant de la scène la protection juridique des majeurs
Hadeel Chamson, délégué général de la Fnat, défend une réelle politique publique de protection dans le dispositif judiciaire
Hadeel Chamson, délégué général de la Fnat

Menée dans un calendrier contraint, la concertation pilotée par Anne Caron-Déglise, avocate générale à la Cour de cassation, a permis aux principaux acteurs (professionnels de terrain, magistrats, universitaires, avocats, notaires, etc.) de débattre sans tabou ni entraves de toutes les questions touchant à la protection juridique des majeurs. Il en est ressorti, le 21 septembre 2018, un rapport intitulé « l’Evolution de la protection juridique des personnes - Reconnaître, soutenir, et protéger les personnes les plus vulnérables », contenant plus de 104 propositions balayant un très large spectre en écho aux manques de moyens, à la nécessaire politique publique de protection des majeurs, à la reconnaissance des professionnels, ou à l’accompagnement des personnes vulnérables.
Ces travaux ont permis d’aboutir au constat partagé que la loi du 5 mars de 2007 (1) est une bonne loi. C’est un texte ambitieux dans sa philosophie, audacieux et imaginatif dans ses dispositions, respectueux et conforme aux grands principes de notre droit positif et à d’autres textes internationaux comme la convention de La Haye du 13 janvier 2000 sur la protection internationale
des adultes et la convention des Nations-Unies sur les personnes handicapées.
Plus important, la loi du 5 mars 2007 combinée à celle du 2 janvier 2002 - rénovant l’action sociale et médico-sociale - s’est donnée les moyens de remettre la personne protégée au cœur du dispositif pour en faire un citoyen à part entière - et une personne protégée - avec des droits et des garanties en tant qu’usager d’un service médico-social.
Pour autant, les juges des tutelles ne se sont pas réellement emparés des possibilités offertes par la loi pour individualiser les mesures de protection. Selon les statistiques issues du Répertoire général civil (ministère de la Justice - 2016), la tutelle sans aménagement et la curatelle renforcée sont ainsi prononcées dans près de 95 % des situations, alors qu’il existe un large éventail de mesures : mesure d’accompagnement judiciaire en cas d’échec ou de refus de la mesure d’accompagnement social personnalisé (MASP) ; sauvegarde de justice provisoire le temps de l’instruction ; sauvegarde de justice autonome pour un acte précis ; curatelle simple ou renforcée, éventuellement aménagée ; tutelle (éventuellement aménagée) ; habilitation familiale spéciale ou générale.
Or malgré les avancées positives de ce rapport, la Fnat ainsi que les autres professionnels sont inquiets du sort qui sera réservé à ses propositions, alors que le projet de loi réforme pour la Justice est en discussion devant le Parlement. En effet, aucun signe audible n’est venu du ministère de la Justice, ni de la part de celui des Solidarités et de la Santé, pour éclairer et rassurer les professionnels qui ont pris part à cette mission interministérielle.

I. Un juge de plus en plus distant…

Certaines mesures du projet de loi de réforme pour la Justice et tout particulièrement en matière de protection juridique des majeurs démontrent un changement de paradigme quant à notre rapport à la Justice, la place du juge et son office.

Externalisation du contrôle des comptes. Nous voyons s’établir avec inquiétude la possibilité d’un contrôle externe par des spécialistes du droit et du chiffre à l’initiative du juge lorsque l’importance et la composition du patrimoine le justifient. Les conditions de désignation de ces professionnels devraient être précisées par décret en Conseil d’Etat. Il est souhaitable que ce décret puisse apporter des critères objectifs (ressources, consistance du patrimoine, fruits du patrimoine, placements et autres valeurs mobilières, etc.) sur l’éligibilité à ce contrôle externalisé.
Cette nouvelle possibilité d’externaliser le contrôle des comptes des majeurs reviendrait à déléguer une mission régalienne de la Justice à un prestataire privé dont la question de la légitimité reste entière. Quel professionnel pourrait se targuer d’avoir une aussi grande légitimité et d’être aussi désintéressé que la Justice ?
Avant de recourir aux services d’un expert-comptable ou autre spécialiste du chiffre, il aurait été judicieux de renforcer les effectifs dans les greffes et/ou de consolider l’expertise de contrôle des fonctionnaires de ces services. En ultime solution, nous voyons plus de légitimité à ce que les services des finances publiques puissent être sollicités pour ce contrôle. Ils auraient le double avantage d’être un service public régalien et dont le coût d’intervention ne serait pas à la charge de la personne protégée.

La question de l’inventaire. Lors de l’ouverture d’une mesure de tutelle, le tuteur doit faire l’inventaire (prévu à l’article 503 du Code civil) des biens meubles et immeubles de la personne protégée dans un délai de trois mois. Le projet de loi semble avoir pris une autre orientation en faisant le distinguo pour les biens corporels dont l’inventaire doit être transmis dans les trois mois et dans les six mois pour les autres biens, avec le budget prévisionnel. Par ailleurs, un alinéa a été rajouté : « Lorsque le juge l’estime nécessaire, il peut désigner dès l’ouverture de la mesure un commissaire-priseur judiciaire, un huissier de justice ou un notaire pour procéder, aux frais de la personne protégée, à l’inventaire des biens meubles corporels, dans le délai prévu au premier alinéa. »,
ce qui corrobore notre première inquiétude.

L’autorisation du juge pour certains actes : en filigrane de tous les travaux à la Direction des affaires civiles et du Sceau, la déjudiciarisation, le recentrage de l’office du juge constituent un axe fort. Se pose alors la question de la responsabilité des mandataires judiciaires à la protection des majeurs (MJPM) qui semble mécaniquement aller de pair avec un juge en retrait. Nous pensons que l’impact de cette réforme (sous réserve du vote définitif) serait plus important que celui induit par la loi du 5 mars 2007.
D’après les débats, cette réforme devrait être accompagnée par un recentrage de l’office du juge sur les temps forts de la mesure de protection (ouverture, transformation, mainlevée). Ainsi, le juge ne serait plus amené à se prononcer sur des questions sur le logement, les placements financiers, sur les actes en lien avec la santé de la personne protégée, etc. Il se recentrerait sur une de ses principales missions qui est celle de gardien des libertés.
Tel le principe des vases communicants, les actes sur lesquels le juge ne serait plus amené à se prononcer basculeraient ainsi dans le périmètre de compétence du mandataire judiciaire à la protection des majeurs. Cet élargissement du périmètre d’intervention et
d’autonomie du MJPM aurait pour corollaire une
responsabilité renforcée. La Fnat considère que cette évolution ne pourrait se faire à statut constant pour les MJPM.
Encore une fois, nous assistons à un transfert de charge sur la personne protégée qui pourrait être amenée à payer pour l’inventaire de ses biens, le contrôle du compte rendu de gestion annuel, etc… mais également sur le MJPM qui voit son périmètre d’action élargi. Or, la place du juge est centrale dans le dispositif.

II. La FNAT défend un véritable droit à la protection.

La protection des personnes vulnérables leur est incontestablement due par l’effet de l’altération de leurs facultés personnelles, tant mentales que corporelles de nature à empêcher l’expression de la volonté. Loin de la Fnat l’idée de verser dans l’injonction de protection à tout va.
Mais, les défis du vieillissement et de l’accroissement des différentes formes de vulnérabilités nous portent à croire que l’Etat régalien, l’Etat protecteur, a encore toute sa place dans notre arsenal légal et judicaire. Notre droit civil et notre droit pénal traitent la question de la vulnérabilité en y adossant des balises de vigilance. En effet, la vulnérabilité constitue une circonstance aggravante en droit pénal.
La vulnérabilité n’est donc pas une vue de l’esprit. Elle a une réelle consistance et elle a fait l’objet d’une étude récente de l’Association nationale des Centres régionaux d’études, d’actions et d’informations en faveur des personnes en situation de vulnérabilité (ANCREAI) affirmant qu’ « au vu de l’augmentation du nombre de mesures entre 2010 et 2015 (+ 15 %), et si ce rythme se maintenait sur les prochaines années, il conduirait à un doublement du nombre de mesures d’ici 2040 ».
En la matière, les réponses et les solutions pour y faire face ne pourront tirer leur force et leur légitimité qu’à partir de l’action de la collectivité et de la mise en place d’une réelle politique publique de la protection juridique des majeurs. C’est là un vœu formulé dans trois rapports successifs sur la protection juridique des majeurs : les rapports de la Cour des Comptes (sept. 2016), du Défenseur des Droits (oct. 2016) et enfin celui de la mission interministérielle.
Toute cette philosophie est portée par le sens et l’esprit de l’article 415 du Code civil qu’il convient de sanctuariser. Il porte en ses fondements un droit à la protection à la charge des familles, mais également à la charge de la collectivité.
Les mesures de protection ne sont pas des mesures de confort social. L’enjeu est aussi de maintenir dans le dispositif judiciaire et juridique une réelle politique publique de protection.
Enfin, la question des moyens financiers est primordiale, car c’est d’abord l’absence de moyens qui rend le dispositif non performant. Cela concerne tant les opérateurs MJPM de terrain quelle que soit la forme d’exercice, que l’administration de la Cohésion sociale ou la Justice à travers la paupérisation des tribunaux. 


(1) Loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs.