
Un bon outil d’organisation patrimoniale

C'est en toute discrétion que la fiducie trouve sa place dans la pratique patrimoniale. « Elle s’avère incroyablement efficace à l’égard de nombreuses problématiques d’organisation et de gestion de patrimoine. Et pour cause : comme elle consiste à isoler un actif, elle permet de le protéger des créanciers (sauf évidemment fraude paulienne), d’éviter une dispersion du patrimoine, d’assurer le paiement d’une dette ou le versement d’un revenu à son bénéficiaire créancier du constituant en cas d’obligation alimentaire ou de prestation compensatoire par exemple. », explique Christine Turlier, notaire diplômé et avocat fondateur du cabinet d’avocats Christine Turlier & Partners dédié au droit du patrimoine.
Trois intervenants en scène. L’article 2011 du Code civil la définit comme « l'opération par laquelle un ou plusieurs constituants transfèrent des biens, des droits ou des sûretés, ou un ensemble de biens, de droits ou de sûretés, présents ou futurs, à un ou plusieurs fiduciaires qui, les tenant séparés de leur patrimoine propre, agissent dans un but déterminé au profit d'un ou plusieurs bénéficiaires ». Le contrat de fiducie met donc en scène trois intervenants. Le constituant, qui se dessaisit de ses biens. Un bénéficiaire, qui peut être le constituant, au profit duquel la fiducie est constituée, et un fiduciaire, en charge d’exécuter la volonté du constituant, telle que définie dans le contrat. En résumé, « il s’agit d’une sorte de super mandat, mais avec la particularité d’opérer un véritable dessaisissement du constituant », résume Éric Fouché, notaire à Rennes et membre du Groupe Monassier.
Dessaisissement en confiance. Or, c’est bien le mécanisme de dessaisissement qui a freiné l’introduction de la fiducie en droit français. Il a fallu attendre 2007, après plusieurs tentatives législatives infructueuses, pour qu’elle fasse son entrée dans le Code civil, avec la loi n° 2007-211 du 19 février 2007 instituant la fiducie, qui a mis fin à l’exception française de priver la pratique d’un instrument permettant un transfert de propriété des biens, conditionné et pour une durée limitée. Cousine latine du trust, la fiducie (du latin fiducia, « confiance »), n’est pourtant pas une invention nouvelle. Elle est issue du droit romain et a été pratiquée pendant les croisades par les chevaliers qui transmettaient la propriété de leur patrimoine à des tiers de confiance, à charge pour ces derniers de restituer les actifs transférés au retour de leurs propriétaires ou de les transmettre à leurs héritiers en cas de non-retour des chevaliers de Terre Sainte.
Si la réticence du législateur s’explique par la place quasi sacrée qu’occupe le droit de propriété - vis-à-vis duquel la fiducie apparaît comme une altération -, dans la Déclaration des droits de l’Homme (art. 17) et dans le code napoléonien, la loi de 2007 n’en a effacé toutes les traces. Les pouvoirs publics ont posé comme condition à son introduction que la fiducie ne soit un instrument de transmission, plus précisément de libéralité. Cette fonction mise à part, la fiducie se révèle extrêmement utile à la gestion de patrimoine.
Reine des sûretés. Considérée comme la reine des sûretés en droit des affaires, la fiducie-sûreté se décline parfaitement dans l’intérêt des investisseurs particuliers. Par exemple, « lorsqu’un non-résident a besoin d’un financement bancaire pour faire une acquisition immobilière, la fiducie rassure les prêteurs au regard du risque de défaillance de l’emprunteur, illustre le notaire. Avec un prêt adossé à un contrat de fiducie, la banque n’est pas confrontée à la difficulté de faire exécuter une décision de justice française à l’étranger. Dans ce cas en effet, le fiduciaire a pour mission, de vendre le bien et de rembourser la dette en cas de défaillance, c’est l’objet même du contrat. Quel outil juridique offre une meilleure sécurité ? ».
Autre exemple, à mi-chemin entre la sureté et la gestion. « Dans le cadre d’un divorce, il peut être opportun que le débiteur d’une pension alimentaire ou d’une prestation compensatoire place en fiducie un capital générateur de revenus, afin de sécuriser leur versement à l’ex-conjoint, et ce, à vie. En cas de faillite du débiteur, le capital est à l’abri de ses créanciers professionnels, explique Eric Fouché. La fiducie permet d’établir un degré de confiance inégalé ».
Anticiper sa propre vulnérabilité. Dans sa fonction gestion, la fiducie offre des solutions à qui veut anticiper sa propre vulnérabilité, et particulièrement au chef d’entreprise. Le schéma consiste, pour le chef d’entreprise, à apporter ses droits sociaux à l’actif d’un contrat de fiducie, en donnant des instructions précises quant à leur gestion et au sort de l’entreprise en cas d’incapacité durable. « En amont, le chef d’entreprise aura mené une réflexion sur l’étendue du pouvoir de décisions qu’il confère au fiduciaire pour voter aux assemblées générales, et le cas échéant, pour céder l’entreprise, conseille Christine Turlier. Le plus souvent, il convient d’encadrer ce pouvoir par la création d’un comité. Dans ce registre, la fiducie est souvent comparée au mandat de protection future (MPF). Or, elle offre de meilleures garanties. Par exemple, le MPF ne résiste quasiment jamais à la mise sous tutelle du mandataire, alors que la survenance de l’incapacité est en principe sans effet sur l’exécution du contrat de fiducie. Sa limite se trouve dans le décès du constituant, qui met automatiquement fin au contrat ». À cet égard, il peut être judicieux que le constituant soit une personne morale car la fiducie ne sera pas impactée par le décès de son associé. Pour les conseils, il convient donc de mettre en concurrence les différents outils permettant de couvrir l’intégralité des souhaits du client, voire de les cumuler. « Le MPF reste très efficace pour la gestion de la personne du mandataire, constate l’avocat. De même, le mandat à effet posthume, la rédaction d’une charte de famille et gouvernance conservent toute leur pertinence ».
La fiducie résiste également bien à la comparaison avec la société civile. Selon Christine Turlier, « si les deux institutions ont en commun d’entraîner un transfert et l’isolement d’un actif, elles se distinguent notamment sur les pouvoirs transférés, dans un cas au gérant, dans l’autre au fiduciaire. Le gérant est nécessairement lié par l’intérêt social, et le gérant qui agit au détriment de l’intérêt social risque la révocation. Au contraire, le fiduciaire ne doit agir que dans l’intérêt propre du constituant, ou du bénéficiaire ».
D’ailleurs, la loi prévoit que le constituant peut désigner, avec l’accord du fiduciaire, un tiers protecteur. Ce tiers est chargé de surveiller que le patrimoine placé en fiducie reste bien séparé du patrimoine propre du fiduciaire, qu’il est géré de façon conforme au droit, et qu’en fin de contrat, il soit bien transféré au bénéficiaire. De façon générale, la liberté contractuelle est -presque - sans limite. D’après le notaire, « cette même liberté peut heurter certains juges, en ce qu’elle les dépossède de leur pouvoir de décision, notamment en matière familiale, regrette le notaire. À ce titre, la fiducie ne fait que s’inscrire dans le mouvement de contractualisation des relations privées pourtant voulu par le législateur et qui permet de désengorger les tribunaux. Il est temps que les cultures évoluent ».
Et pour les personnes vulnérables ? La fiducie n’est pas encore pleinement opérationnelle pour les personnes vulnérables. Aujourd’hui, elle ne vaut que si le constituant disposait de toutes ses capacités lorsqu’il a mis ses biens en fiducie. En revanche, la fiducie n’est d’aucun secours pour organiser la gestion patrimoniale, a posteriori, d’une personne déjà vulnérable. Le Code civil interdit en effet au tuteur, même avec une autorisation du juge de « transférer dans un patrimoine fiduciaire les biens ou droits d’un majeur protégé » (article 509 du Code civil).
Pourtant, plusieurs initiatives se sont multipliées en ce sens. En 2007, dans le cadre du vote de la loi portant réforme de la protection juridique des majeurs, (loi n° 2007-308 du 5 mars 2007) la commission des lois avait souhaité permettre, au cours de la tutelle, la gestion des biens du majeur protégé dans le cadre d'un contrat de fiducie. Dix ans plus tard, le sujet est à nouveau évoqué, cette fois-ci par une mission interministérielle (ministères de la Justice, des Solidarités et de la Santé et secrétariat d’État aux personnes handicapées). Dans son rapport sur « L’évolution de la protection juridique des personnes : reconnaitre, soutenir et protéger les personnes les plus vulnérables » (septembre 2018), dont la rédaction a été confiée à Anne Caron Déglise, avocate générale à la Cour de cassation, la mission préconise d’utiliser – notamment - la fiducie comme mode de gestion patrimoniale permettant de mieux organiser le risque de dépendance. L’auteur l’entoure de garanties pour les personnes protégées, qui consisteraient à :
- soumettre la fiducie à l’autorisation préalable du juge de la protection et obligatoirement à la forme notariée ;
- soumettre la fiducie à un encadrement renforcé lors- qu’un majeur protégé est le constituant (choix et la désignation du fiduciaire, la durée de la fiducie, approbation des comptes du fiduciaire par un tiers protecteur obligatoirement désigné dans le contrat) ;
- soumettre l’apport du logement de la personne protégée en fiducie aux dispositions de l’article 426 du Code civil (qui consacre le principe de la protection du logement et des meubles meublants)
- prévoir la saisine du juge par tout tiers intéressé en cas d’actes contraires aux intérêts du constituant et la possibilité pour le juge de révoquer la fiducie.
Finalement, le projet de loi de programmation 2019-2022 et de réforme pour la justice du 23 mars 2019 a procédé à des aménagements du droit des personnes vulnérables sans faire sienne la proposition de la mission interministérielle. « La fiducie n’est pas encore perçue à sa juste valeur, notamment comme un outil alternatif à la mise sous protection judiciaire des majeurs, regrette l’avocate. Car bien encadrée, réalisée par les professionnels et sous contrôle du juge, la fiducie peut offrir une réponse adaptée aux problématiques de dépendance qui ne vont cesser de croitre ».
Les libéralités prohibées. Dans ses contours actuels, la fiducie rencontre une seconde la limite : elle ne doit pas procéder à une libéralité. « Le contrat de fiducie est nul s'il procède d'une intention libérale au profit du bénéficiaire. Cette nullité est d'ordre public », prévoit l’article 2013 du Code civil. Le législateur fiscal a d’ailleurs prévu tout un arsenal répressif. Tout d’abord, la loi soumet une telle libéralité aux droits de mutation à titre gratuit au tarif applicable entre personnes non parentes (art. 792 bis du CGI), qui s’élève à 60 % de la valeur des biens transmis (art. 777 du CGI). Par ailleurs, l’intention libérale peut être caractérisée « lorsque la transmission est dénuée de contrepartie réelle ou lorsqu'un avantage en nature ou résultant d'une minoration du prix de cession est accordé à un tiers par le fiduciaire dans le cadre de la gestion du patrimoine fiduciaire. Dans ce dernier cas, les droits de mutation à titre gratuit s'appliquent sur la valeur de cet avantage » (art. 792 bis du CGI). Du côté des sanctions, l’article 1729, c. du CGI prévoit l'application d'une majoration de « 80 % en cas de manœuvres frauduleuses ou de dissimulation d'une partie du prix stipulé dans un contrat ou en cas d'application de l'article 792 bis du CGI ».
Enfin, s’il en était besoin, la loi fiscale a prévu un texte spécial relevant de l’abus de droit (art. L 64 C du Livre des procédures fiscale - LPF) : « Sans préjudice de la sanction de nullité prévue à l’article 2013 du Code civil, les contrats de fiducie consentis dans une intention libérale au sens de l’article 792 bis du CGI (...) ne peuvent être opposés à l’administration, qui est en droit de restituer son véritable caractère à l’opération litigieuse ».
Dès lors, si la fiducie s’inscrit dans un contexte de transmission patrimoine, entre le constituant et le bénéficiaire, la fiducie intervient après la transmission. Selon Eric Fouché, « après une donation-partage, les donateurs et donataires s’accordent pour placer les biens en fiducie et s’engager ainsi sur un projet long terme de jouissance des biens. De la sorte, la fiducie organise le maintien de biens dans la famille et les mets à l’abri de la prodigalité des héritiers. Elle ouvre de nouvelles perspectives dans la gestion des biens familiaux ».
UN REGAIN D’INTÉRÊT DES PROFESSIONNELS DU CONSEIL
Environ 200 contrats de fiducie sont signés chaque année en France. Une nouvelle source de développement pour nombre de professionnels ? Les métiers s’organisent pour tirer parti des opportunités business générées par l’essor de la fiducie. Pour Sylvestre Tandeau de Marsac, président de l'Afidu, l’association des avocats fiduciaires, créée à l’initiative du barreau de Paris, on assiste à un mouvement de démocratisation de la fiducie : « La fiducie est utilisée dans des projets d’une grande diversité, qu’il s’agisse de financer une opération immobilière, un projet d’énergie renouvelable ou encore de gérer des actifs en indivision. Nos membres viennent de toute la France. Qu’ils interviennent à titre de conseil, de rédacteur d’actes, de fiduciaire ou de tiers protecteur, je constate que les avocats sont de plus en plus nombreux à pratiquer la fiducie ». Certains d’entre eux comme Didier Poulmaire, se consacrent désormais exclusivement à cette activité.
Une grande marge de progression. « Si les avocats sont plus présents, on reste encore loin des États-Unis ou du Royaume-Uni, où de nombreux cabinets prolongent leur activité de conseil par une activité de gestion fiduciaire dans le cadre de leurs départements Trusts. La gestion fiduciaire est en effet moins une activité de gestion opérationnelle qu'une activité de gestion juridique d'un contrat. Elle est parfaitement adaptée à l'exercice de la profession d'avocat. Sous cet aspect, la fiducie a de beaux jours devant elle », souligne Arthur Bertin, juriste et fin connaisseur de la fiducie, ancien membre du directoire d'un opérateur fiduciaire et membre de la toute nouvelle Association pour la protection des intérêts fiduciaires (Appifi).
Des freins à lever. Le législateur a strictement limité la fonction de fiduciaire à quelques professions identifiées, en prolongement de leur activité principale : la gestion patrimoniale pour les banques privées, la sûreté du crédit pour les établissements bancaires, le conseil et la gestion des droits et obligations des parties au contrat pour les avocats-fiduciaires. « Peu à peu la profession s’est structurée. Ainsi, les banques commencent à s’approprier la fonction de fiduciaire. Mais ces règles ont limité l’essor de la fiducie, faute d’un nombre important de fiduciaires réunissant toutes les conditions d’exercice », souligne Arthur Bertin. Les avocats, notamment, ont eu du mal à trouver les acteurs à même de les accompagner pour constituer les garanties exigées par la loi. Les instances de la profession travaillent à assouplir les garanties demandées aux avocats. Selon Arthur Bertin, « cette règle applicable aux seuls avocats me paraît constituer une distorsion de concurrence par rapport aux autres acteurs de la fiducie ». « Les garanties demandées aux avocats sont sans doute un peu excessives, notamment lorsque le transfert de patrimoine porte sur des biens immobiliers », estime Sylvestre Tandeau de Marsac.
Trois questions à Sylvain Theux, fondateur du family office Holding Fortune et président de l’Association pour la protection des intérêts fiduciaires (Appifi).
« La fiducie peut offrir des relais de croissance pour les CGPI »
L’Agefi Actifs : Quel est le rôle de l’Appifi dans l’univers de la fiducie ? Sylvain Theux - L’association a été créée en mai 2019 avec, comme objectif, de réunir l’ensemble des professionnels de la fiducie afin de promouvoir cet instrument dans l’univers de la gestion de patrimoine. La fiducie existe depuis plus de 10 ans dans notre droit. Pourtant elle a été principalement utilisée en matière de financement, pour conforter des garanties. Or, la fiducie constitue pour les acteurs de la gestion du patrimoine un instrument innovant et performant qui leur permet d’accompagner leurs clients dans la gestion et la surveillance de leurs actifs. L’intervention d’un tiers protecteur permet de sécuriser l’opération de transfert du patrimoine au fiduciaire et de s’assurer de ses diligences.
Qui peut exercer la fonction de tiers protecteur ? L’article 2017 du Code civil prévoit la possibilité d’adjoindre au dispositif fiduciaire un tiers protecteur chargé de protéger ses intérêts. Celui-ci a pour fonction de surveiller l’exécution de la mission du fiduciaire et d’en informer le constituant. Le législateur a laissé aux acteurs de la fiducie la plus grande liberté pour choisir ce tiers protecteur. Les family officers ou les conseillers en gestion de patrimoine (CGP) ont toute la compétence et l’expertise nécessaires pour exercer cette fonction.
Les CGPI ont-ils une carte à jouer ? Indéniablement, ces missions peuvent constituer des relais de croissance d’activité, pour les CGPI. Elles ont en outre le mérite de générer des honoraires annuels, récurrents, définis forfaitairement ou sous forme de pourcentage de la valeur du patrimoine transféré dans le cadre de la fiducie. Mais les CGPI ne sont pas les seuls professionnels compétents. Les experts-comptables et les notaires peuvent également se positionner sur ces fonctions. Notre association est donc résolument interprofessionnelle afin de constituer un réseau d’acteurs confirmés et d’enrichir la pratique de chacun de ses membres. Au quotidien, je constate un réel regain d’intérêt de mes interlocuteurs pour la fiducie.
Propos recueillis par F.P.L.