Transmission d’entreprise : la fiscalité ne fait pas tout

Cette opération impose que l’on mène une approche globale, fiscale, civile et financière maîtrisée

La réflexion autour de la transmission d’une entreprise est souvent abordée sous l’angle du seul coût fiscal. Même si la fiscalité reste un élément incontournable d’une stratégie patrimoniale efficace, une telle transmission doit avant tout être étudiée dans le cadre d’une démarche globale, aux côtés de professionnels dotés d’une approche fiscale, civile et financière maîtrisée.

Nous illustrerons ce postulat par la présentation d’un cas librement inspiré de situations rencontrées régulièrement par nos clients désireux de transmettre une société disposant d’une trésorerie importante liée à l’exploitation.

 

Éléments de contexte

Madame L. est fondatrice et unique associée du « Groupe PJ », valorisé près de 47 millions d’euros. Ce groupe est détenu par la société holding « PJ Invest », actionnaire d’une société opérationnelle (la société « PJ Sas ») et détentrice de divers actifs patrimoniaux

(placements financiers, participations minoritaires au sein de PME et de start-up, liquidités…) - cf. figure n° 1.

Madame L. consulte notre établissement car elle souhaite investir les liquidités détenues par la holding et qui sont considérées comme non nécessaires à l’activité du groupe (de l’ordre de 7 millions d’euros). Ces fonds sont issus des dividendes distribués par la société « PJ Sas » depuis plusieurs exercices. Compte tenu du patrimoine financier dont elle dispose déjà à titre personnel, ainsi que de ses revenus professionnels, Madame L. nous indique ne pas avoir besoin de ces liquidités pour garantir le financement de son train de vie.

Agée de 55 ans, veuve et mère de deux filles, Madame L. nous communique également les actifs constitutifs de son patrimoine (cf. tableau n°1) :

En parallèle de cette réflexion financière, Madame L. nous fait part des objectifs suivants :

- Elle envisagerait de prendre sa retraite dès qu’elle aura l’âge légal de faire valoir ses droits, à horizon 7 ans ;

- Elle souhaiterait, tant qu’elle est toujours en activité, initier la transmission de son groupe en faveur de ses deux filles, afin de les accompagner en prévision d’une reprise totale du groupe. Elle nous précise que ses deux enfants travaillent d’ores et déjà au sein de « PJ Sas » ;

- Elle ne souhaite pas se déposséder totalement au cours de cette première transmission (étant précisé que Madame L. n’a jamais effectué de donation en faveur de ses filles).

Après avoir transmis ce cahier des charges à son banquier privé, ce dernier décide de solliciter son équipe de juristes fiscalistes patrimoniaux. L’équipe propose alors une démarche en plusieurs étapes :

- Rappel du cadre juridique et fiscal associé à la transmission d’une entreprise, puis application au cas de Madame L.

- Impact des placements envisagés dans le cadre du projet de transmission de Madame L.

Quelle que soit l’étape considérée, les préconisations et pistes de réflexion initiées par notre établissement seront étudiées en concertation avec les Conseils habituels de Madame L. (avocats, notaires et experts-comptables).

 

Transmission du groupe « PJ INVEST » : cadre juridique et fiscal et application pratique

Les Conseils de Madame L. nous ont confirmé que :

- « PJ Sas » exerce une activité opérationnelle, qui la rendrait éligible au dispositif « Dutreil transmission » ;

- La société holding « PJ Invest » est une holding « passive » qui pourrait également, sous conditions, bénéficier de ce régime de faveur.

Rappelons alors brièvement le principe du dispositif « Dutreil transmission » (1). Les transmissions par décès et les donations de titres de sociétés éligibles faisant l’objet d’engagements de conservation bénéficient d’une exonération de droits de mutation à titre gratuit à hauteur de 75 % de leur valeur : autrement dit, les biens transmis ne sont pris en compte qu’à hauteur de 25 % de leur valeur pour le calcul des droits.

Pour bénéficier de ce dispositif, de nombreuses conditions doivent être respectées, notamment au regard de l’activité de la société dont les titres sont transmis :

- En principe, la société doit exercer une activité « opérationnelle » (i.e. industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale) ;

- La loi permet cependant l’application du régime de faveur aux transmissions de titres de sociétés « interposées », c’est-à-dire de sociétés détenant une participation dans une société éligible et dont les titres font l’objet d’un engagement collectif de conservation (2): l’exonération partielle n’est alors pas totale mais est limitée à la proportion que représentent les titres soumis à l’engagement de conservation dans le bilan de la société interposée (calcul d’un « ratio Dutreil » (3).

En cas de transmission sous le dispositif Dutreil, et dans la situation de Madame L., « PJ Invest » serait la société interposée et « PJ Sas » la société opérationnelle éligible. L’engagement collectif de conservation porterait alors sur l’intégralité  (4) des titres de « PJ Sas », tandis que la donation porterait sur les titres « PJ Invest » cf. figure 2.

Comment organiser une première transmission tout en permettant à Madame L. de conserver le contrôle du groupe ?

Madame L. souhaiterait en effet conserver un certain contrôle sur le groupe, mais également les droits financiers en cas de distribution de dividendes.

Serait donc envisagée une transmission portant sur la seule nue-propriété d’une partie des titres de la holding (l’usufruitier ayant, en principe, vocation à percevoir les dividendes distribués).

Nous sensibilisons néanmoins Madame L. sur les contraintes liées à une exonération Dutreil appliquée aux donations consenties avec réserve d’usufruit : pour démontrer le souhait du donateur d’amorcer une réelle transmission de son entreprise (et donc des pouvoirs politiques associés), une telle donation devra obligatoirement être précédée d’une modification des statuts prévoyant que les droits de vote de l’usufruitier seront statutairement limités aux seules décisions concernant l’affectation des bénéfices (point fondamental, cf. encadré).

A noter qu’en cas de transmission de titres d’une société interposée (« PJ Invest » au cas présent), la limitation des droits de vote portera sur les titres « PJ Invest », et non sur les titres de la société opérationnelle soumise à l’engagement de conservation (« PJ Sas »). Par ailleurs, cette limitation concernera uniquement les droits attachés aux titres bénéficiant de l’exonération partielle, c’est-à-dire les titres transmis (5).

Ainsi, si Madame L. souhaite conserver une certaine maîtrise des droits de vote au sein de sa holding, il pourrait être opportun de limiter cette première transmission à une donation de 49,9 % des titres de la holding : ainsi, Madame L. détiendrait une participation majoritaire en pleine propriété au sein de la holding lui permettant, sans avoir à modifier les dispositions statutaires en matière de droit de vote, l’exercice complet de ses droits sur cette quote-part (et donc un pouvoir conservé au sein de « PJ Sas »).

 

Placement de la trésorerie excédentaire du groupe et impact sur la stratégie de transmission

Un accompagnement patrimonial pertinent nécessite d’étudier les impacts de nos propositions financières, tant au regard du projet de transmission de Madame L. qu’à travers le prisme des éventuels objectifs supplémentaires soulevés par cette réflexion globale.

Il convient donc de chiffrer le coût fiscal, immédiat et à long terme, de la transmission envisagée, puis d’analyser dans quelle mesure nos propositions financières impacteraient celui-ci selon différents scénarios (cet exercice étant toutefois soumis à l’aléa des modifications de la législation fiscale).

 

> Scénario 1 : distribution préalable de dividendes avant la donation et placement des liquidités à titre personnel

La holding pourrait, préalablement à la donation, procéder à la distribution d’une partie de sa trésorerie excédentaire. Cette stratégie aurait, pour Madame L., de multiples intérêts et notamment :

- Disposer de liquidités à titre personnel pour la réalisation de projets qu’il ne serait pas opportun de mettre en œuvre par l’intermédiaire d’une société soumise à l’IS (acquisition d’une résidence secondaire par exemple) ;

- Diversifier son patrimoine, en développant une poche « privée » aux côtés d’une poche « professionnelle » actuellement prépondérante ;

- Faciliter une éventuelle cession du groupe à un tiers ;

- Améliorer le « ratio Dutreil ».

Nous proposons ainsi à Madame L. d’étudier les effets de cette distribution préalable dans le cadre de la donation projetée et l’impact fiscal à terme au moment du dénouement de sa succession, en l’état actuel de la législation.

La holding « PJ Invest » disposant d’une trésorerie disponible de l’ordre de sept millions d’euros et de capacités distributives comptables suffisantes, une distribution de dividendes d’environ six millions d’euros bruts serait envisagée préalablement à la donation. Après application d’une fiscalité au taux marginal de 34 % (Contribution Exceptionnelle sur les Hauts Revenus incluse), Madame L. disposerait d’un capital de l’ordre de 3,96 millions euros nets à titre personnel.

Cette distribution conduirait mécaniquement à réduire la part d’actifs non éligibles au pacte Dutreil au sein du bilan de la holding « PJ Invest », et donc d’améliorer son ratio Dutreil qui passerait à environ 93 % (au lieu de 81 % en l’état actuel – cf. figure 3). La donation projetée générerait alors des droits de donation de l’ordre de 873.000 euros (hors frais d’acte et émoluments du notaire - cf. tableau 2), qui seraient acquittés par Madame L. à partir des liquidités détenues post perception de dividendes (notre établissement pouvant également proposer un financement par crédit bancaire).

Le solde des liquidités détenu par la holding « PJ Invest » (soit 1 million d’euros) pourrait faire l’objet d’une proposition d’investissement dans une optique de placement long terme (voir encadré).

En parallèle, serait formulée une proposition de placement des liquidités résiduelles détenues par Madame L. (3.087.000 euros, post-paiement des droits de donation par Madame L.) sur de nouveaux contrats d’assurance-vie (ses deux filles pourraient de nouveau être désignées bénéficiaires en pleine propriété).

Post scénario 1, les actifs nets d’impôts transmis aux enfants en cas de décès de Madame L. seraient d’environ 39.365.000 euros (cf. tableau 3).

 

> Scénario 2 : absence de distribution préalable avant la donation

Alternativement, Madame L. pourrait procéder à la donation de la même quotité de titres, mais sans distribution de dividendes préalable.

En effet, Madame L. dispose d’ores et déjà d’actifs financiers à titre personnel, et notamment de contrats d’assurance-vie qui lui permettraient de répondre à plusieurs objectifs personnels (financement du train de vie, protection de ses proches, réalisations d’œuvres philanthropiques…)

La holding pourrait ainsi réinvestir sa trésorerie sans l’impact fiscal associé à la distribution et pourrait également, sous conditions, accéder à des stratégies d’investissement intégrant l’effet de levier du crédit.

Dans ce scénario, le « ratio Dutreil » de la holding serait estimé à environ 81 %. De ce fait, la donation projetée induirait des droits estimés à environ 1.512.000 euros (hors frais d’acte et émoluments du notaire - cf. tableau 2). Ces droits de donation seraient payés par Madame L. en utilisant ses liquidités disponibles et en procédant à un rachat partiel sur ses contrats d’assurance-vie (sans prise en compte de la fiscalité afférente à ce rachat. Un financement par crédit bancaire pourrait également être envisagé).

En parallèle, notre établissement pourra formuler des propositions de placement sur les liquidités conservées par « PJ Invest » (sept millions d’euros).

Le coût fiscal immédiat de la transmission des titres PJ Invest serait plus élevé dans ce second scénario (surcoût de l’ordre de 639.000 euros), mais cette opération permettrait de transmettre la trésorerie excédentaire du groupe via la transmission des titres PJ Invest à coût fiscal maîtrisé (notamment par une transmission en nue-propriété seulement). Dans le premier cas, Madame L. aurait appréhendé des liquidités à titre personnel dont elle devrait à terme organiser la transmission, le cas échéant par l’intermédiaire de contrats d’assurance-vie dont la fiscalité marginale en transmission ressortirait à 31,25 %.

A l’issue du scénario 2, en cas de décès, les actifs nets transmis aux deux enfants seraient de l’ordre de 40.816.000 euros , soit un gain d’environ 1.451.000 euros par rapport au scénario 1 toutes choses étant égales par ailleurs.

En définitive, la distribution de dividendes telle qu’envisagée dans le cadre du scénario 1 améliorerait sensiblement le coût fiscal de la donation projetée, mais induirait un coût fiscal global supérieur à celui d’une transmission réalisée en l’état (lié à la fiscalité engendrée non seulement par la distribution de dividendes mais aussi par la transmission, à terme, des liquidités distribuées - cf. tableau 3).

 

Conclusion

Un projet de transmission d’entreprise est souvent l’occasion d’étudier le sort de la trésorerie excédentaire d’un groupe. Il reste cependant nécessaire de ne pas limiter la réflexion au seul gain fiscal à court terme (permis par exemple par une distribution préalable de dividendes avant donation), celle-ci pouvant s’avérer pénalisante sur la fiscalité de la transmission globale du patrimoine.

Une stratégie patrimoniale optimisée repose avant tout sur l’analyse de la situation personnelle du client ainsi que de ses objectifs, et ne doit pas uniquement se baser sur le coût fiscal associé, qu’il soit à court terme ou à long terme. En effet, la décision d’une distribution de dividendes peut être motivée par d’autres objectifs :

- Le choix d’une distribution préalable avant transmission pourrait être à privilégier, par exemple, lorsqu’un client ne dispose pas d’un patrimoine personnel suffisant pour la mise en œuvre de stratégies patrimoniales privées (financement du train de vie, couverture des droits de succession, diversification patrimoniale…) ;

- A l’inverse, un client d’ores et déjà doté d’un patrimoine personnel important pourrait ne pas avoir intérêt à procéder à une distribution de dividendes compte tenu des impacts fiscaux immédiats et futurs.

Par ailleurs, les évolutions de la législation fiscale empêchent toute organisation patrimoniale basée sur le seul prisme fiscal.

 

(1) Article rédigé à l’aune du projet de BOFiP relatif au dispositif Dutreil ; BOFiP publié depuis le 6 avril 2021 et opposable au jour de la finalisation de cet article.

(2) Dans le cadre d’un « Dutreil interposé », le bénéfice de l’exonération de droits de mutation à titre gratuit est notamment subordonné à la condition que les participations demeurent inchangées à chaque niveau d’interposition pendant toute la durée des engagements.

(3) L’exonération est calculée comme suit : valeur vénale des titres de la société interposée × (valeur de la participation soumise à l’engagement collectif de conservation / valeur de l’actif brut de cette société). BOI-ENR-DMTG-10-20-40-10 n° 430 et l’exemple attaché.

(4) Selon le projet de BOFiP précité, l’administration fiscale exige désormais que le donateur souhaitant réaliser la transmission de titres d’une société interposée détienne au moins un titre en direct de la société opérationnelle, et qu’il soit signataire de l’engagement de conservation (cf. BOI-ENR-DMTG-10-20-40-10 n°87 et n°375). Sans nous prononcer sur la légalité de cette nouvelle exigence, nous considèrerons en l’espèce que Madame L. détient effectivement un titre « PJ Sas » compris dans l’engagement de conservation.

(5) Cf. notamment BOI-ENR-DMTG-10-20-40-10 n°300.