Retraites: Macron affaibli, Borne menacée

Par Nathalie Segaunes (L'Opinion)
Le chef de l’Etat a fait le choix du 49.3 pour garantir l’adoption de la réforme des retraites. Quitte à se mettre le pays à dos et à abîmer sa propre image. Un échec, alors que la Première ministre s'était engagée à trouver une majorité sur ce texte capital

Après deux mois de bataille parlementaire et d’opposition dans la rue, Emmanuel Macron et son gouvernement ont opté jeudi pour l’emploi du 49.3 sur la réforme des retraites, annoncé par Elisabeth Borne devant une Assemblée nationale en ébullition.

Un ministre issu de la société civile en mal de notoriété disserte depuis un bon moment, devant quelques journalistes invités à déjeuner ce jeudi, sur les vicissitudes de sa nouvelle vie de membre du gouvernement, lorsque son smartphone vibre dans la poche de sa veste. Il regarde le nom qui s’affiche – « Houlà » –, décroche, acquiesce et s’éclipse en quelques secondes. C’est l’effet du 49.3 dans les palais de la République lorsqu’il est mis en branle, un mélange démoniaque de gravité et de légère excitation.

Fidèle à son modus operandi, Emmanuel Macron aura attendu la dernière minute pour convoquer le conseil des ministresautorisant la Première ministre à engager la responsabilité du gouvernement sur la réforme des retraites. Une première réunion avait été organisée mercredi soir à l’Elysée avec Elisabeth Borne et les ministres concernés (Olivier Dussopt, ministre du Travail, Gabriel Attal, ministre des Comptes publics, Franck Riester, ministre chargé des Relations avec le Parlement) pour « savoir où le texte se situait par rapport à la ligne de flottaison » (en langage élyséen), c’est-à-dire faire le décompte des députés susceptibles de le voter.

Puis une deuxième réunion jeudi matin, élargie aux présidents des groupes et des partis de la majorité – y compris Edouard Philippe, le patron d’Horizons, en visio depuis l’Inde – et à quelques ministres supplémentaires, au cours de laquelle il a été observé que « les lignes ne bougeaient pas ». Une dernière enfin à midi, où le cruel constat s’impose : le compte n’y est toujours pas. Le seuil fixé par Elisabeth Borne pour soumettre le texte au vote des députés, pourtant très bas (cinq voix d’avance seulement), n’est pas atteint. Dans la matinée, un dirigeant LR a appelé la Première ministre pour lui annoncer qu’il n’est pas en capacité de garantir le vote des 40 députés LR sur lequel il s’était engagé quelques semaines plus tôt. Elle ne pourra compter que sur 28 à 30 voix LR.

Paralysie. Pourtant, au cours de cette ultime réunion, Aurore Bergé, la présidente du groupe Renaissance à l’Assemblée, défend la position des députés Renaissance, majoritairement favorables au vote. Gérald Darmanin, le ministre de l’Intérieur, est sur la même ligne. « On aura une majorité pour voter cette réforme », martèlent-ils. Pour Bruno Le Maire, Gabriel Attal et la présidente de l’Assemblée Yaël Braun-Pivet en revanche, l’enjeu est trop important et le risque de paralysie du pays trop fort pour prendre le risque du rejet du texte. Après avoir cherché jusqu’au bout des voix chez LR, Elisabeth Borne considère elle aussi que la marge de manœuvre est beaucoup trop faible pour soumettre ce texte au vote. C’est à ce dernier avis que le Président se range. « C’était compliqué de jouer une réforme indispensable pour le pays sur un coup de dés », glisse un conseiller.

« On ne peut pas jouer avec l’avenir du pays », répétera Emmanuel Macron devant ses ministres à 15 heures. Tout en faisant remarquer que son « intérêt personnel » et sa « volonté politique » seraient d’aller au vote. « Parmi vous tous, je ne suis pas celui qui risque sa place ou son siège, leur dit-il. Je passe pour un grand démocrate et moi, je reste Président, même si c’est perdu. Mais je considère qu’en l’état, les risques financiers et économiques sont trop grands. »

De fait, en allant au 49.3, Emmanuel Macron continue de brutaliser la représentation nationale : la réforme sera adoptée sans avoir été une seule fois soumise au vote de l’Assemblée nationale, une première dans l’histoire de la Ve. A cette critique, le chef de l’Etat a répondu par avance en Conseil des ministres : « Il y aura un vote sur le texte. Il est prévu par nos institutions : c’est la motion de censure », a-t-il fait valoir. Un argument « byzantin, souligne l’ancien garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas, professeur de droit public à l’Université de Brest. Car le principe du 49.3, c’est qu’au moment où vous l’engagez, le débat sur le texte s’arrête. On en parle sans en discuter. »

Emmanuel Macron, descendu à 32 % d’opinions favorables depuis le début du débat sur les retraites, prend également l’opinion à rebrousse-poil en dégainant le 49.3 : un sondage Odoxa pour Le Figaro réalisé mardi et mercredi indique que pour 74% des Français, un recours à cette arme constitutionnelle n’est pas acceptable.

S’il sauve la réforme des retraites grâce au 49.3, Emmanuel Macron donne aussi aux oppositions et aux syndicats le moyen de remobiliser les Français. « Ça peut redynamiser le mouvement et partir en vrille », s’inquiète l’un de ses soutiens. De fait, jeudi soir, les manifestations « spontanées » dans plusieurs grandes villes de France.

Lest. Surtout, pourquoi avoir couru après Les Républicains pendant des semaines et lâché autant de lest, pour finalement recourir au 49.3 ? « Cette journée est une défaite pour à peu près tout le monde : il reste le texte, certes, mais il n’y a pas de majorité, il n’y a pas d’alternative et il n’y a pas de dialogue social », juge Hervé Marseille, patron du groupe Union centriste au Sénat.

C’est au fond l’ensemble de la méthode réformatrice de l’exécutif qui est interrogée par ce renoncement au vote. Si le Président, à l’abri des institutions, ne risque ni sa place ni son siège en effet, ce n’est pas le cas d’Elisabeth Borne, à laquelle a été confiée la lourde tâche de la piloter. Et c’est elle, dont le discours a été jeudi dans l’hémicycle recouvert par les huées des oppositions, qui paraît aujourd’hui la plus fragilisée par ce recours au 49.3. Parce qu’elle avait pour mission de construire une majorité sur la « mère des réformes », et qu’elle n’y est pas parvenue. Parce qu’elle a martelé pendant des semaines qu’elle ne pouvait « envisager l’hypothèse » d’un recours au 49.3, pour finalement y recourir.

La Première ministre n’a pas pris la mesure de la déliquescence de LR, misant sur un deal avec ses chefs, alors que ceux-ci ne tiennent rien. Et elle n’a jamais obtenu de Laurent Berger, l’influent leader de la CFDT, avec lequel elle a pourtant longuement discuté à l’automne, qu’il lui donne acte publiquement d’avoir fait reculer l’âge de départ à la retraite de 65 à 64 ans. Elisabeth Borne « ne peut pas rester » à Matignon, « il faut qu’elle parte », a décrété jeudi Marine Le Pen, présidente du groupe RN à l’Assemblée. Au terme de cette journée de dupes, les jours de la Première ministre semblent comptés.