
Quel impact sur les stratégies de donation avant cession ?

Jean Esperay-Patant, dirigeant de société, songe à planifier la cession de son entreprise, qu’il envisage à court ou moyen terme. Agé de 63 ans, divorcé et non remarié, père de deux enfants, Victoire et Gabriel, il souhaiterait profiter de cette occasion pour initier la transmission de son patrimoine.
CARACTÉRISTIQUES DU NOUVEAU RÉGIME D’IMPOSITION DES CESSIONS D’ENTREPRISE
Rappelons tout d’abord que la loi de Finances pour 2014 a marqué un revirement notable en matière de taxation des plus-values de cession d’actions de sociétés.
Pour bien comprendre, il faut se souvenir :
- que, traditionnellement, cet impôt se matérialisait par le cumul de deux taux forfaitaires : l’impôt de plus-values (IPV) et les prélèvements sociaux (PS),
- et qu’ensuite, la multiplicité des cas particuliers et exceptions faisait varier l’imposition des plus-values entre 15,5 % et 38,5 %, le taux applicable à la majeure partie des cas s’établissant à 30-35 %.
On rappellera qu’une des promesses phares de la campagne du président Hollande consistait à taxer les revenus du capital comme ceux tirés du travail, soit selon le barème progressif de l’IR.
Cette barémisation revenait, toutes additions faites, à taxer les plus-values, en cas de cession à court terme, au taux de 62,2 %...
Trop d’impôt... tue l’impôt... et révolte l’entrepreneur, créateur de croissance et d’emploi.
En net recul face aux objectifs annoncés (et redoutés), le régime de taxation adopté aux termes de la loi de Finances pour 2014, rétroactivement applicable au 1er janvier 2013 (pour toutes ses mesures favorables au contribuable (1)) est le résultat (heureux) de la concertation intervenue entre l’exécutif et les collectifs de chefs d’entreprises et leurs conseils (Ccf « Révolte dite des Pigeons » à l’automne 2012, puis les « Assises de l’entrepreneuriat » au printemps 2013).
Certes, le choc de simplification semble également avoir manqué sa cible en la matière. Toutefois, ce nouveau régime paraît dans l’ensemble mieux équilibré et plus respectueux des priorités économiques.
Le nouveau régime.
Sur la forme, il soumet les plus-values de cession au barème progressif de l’IR dont la tranche marginale s’établit à 45 % (auquel s’ajoutent les prélèvements sociaux au taux de 15,5 % et, le cas échéant, la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus, dite CEHR, dont le taux varie entre 3 % et 4 % lorsqu’il est applicable).
Imposition = IPV (45 %) + PS (15,5 %) + CEHR (4 %) - CSG déductible (5,1 % x 45 %) = 62,20 %
La base imposable (la plus-value réalisée) est cependant fortement diminuée d’un abattement pour durée de détention.
Le nouveau dispositif distingue ensuite deux régimes :
• Le régime de droit commun : applicable, sauf exception, à toutes cessions de droits sociaux et valeurs mobilières.
L’abattement pour durée de détention se décline comme suit dans le tableau 1.
• Le régime incitatif, applicable aux cas suivants (priorités gouvernementales) :
- les cessions d’actions acquises dans les dix premières années d’existence de la société (entreprises en croissance)
- les cessions réalisées entre membres d’une même famille (transmissions intrafamiliales)
- les cessions réalisées à l’occasion du départ à la retraite du dirigeant-cédant (favoriser le départ et donc la reprise d’entreprises).
L’abattement pour durée de détention se décline ici comme suit dans le tableau 2.
Taux marginal d’imposition.
Il en résulte en pratique, en tranche marginale supérieure, l’application des taux arrondis d’imposition suivants :
• En régime de droit commun :
Voir le tableau 3.
• En régime incitatif :
Voir le tableau 4.
NB : la cession intervenue dans le cadre d’un départ à la retraite bénéficie par ailleurs d’un abattement sur la plus-value de 500.000 euros (applicable avant l’abattement pour délai de détention).
SUBIR OU AGIR
Céder sans anticiper.
Si Jean Esperay-Patant n’avait pas pris soin de consulter en amont de la cession de son outil de travail, il aurait tout d’abord supporté l’impôt de plus-values avant de devoir acquitter, sur son produit de cession amputé de cette fiscalité, des droits de donation dont la tranche marginale s’élève à 45 %.
Sachant qu’il a créé cette société en 1982 avec un capital de 50.000 francs (2) et qu’il a trouvé un repreneur potentiel sur une base de 10.000.000 euros, la fiscalité globale (cession (3)+donation) dont aurait dû s’acquitter Jean Espeay-Patant s’établirait comme suit :
• Cession :
- Prix de cession : 10.000.000 euros
- Prix de revient : pour mémoire
- PV brute imposable : 10.000.000 euros
- Soit un coût total (IPV + PS + CEHR - CSG déductible) de : 2.383.000 euros
- Produit net de cession : 7.617.000 euros
- Soit un taux d’imposition global de cession de : 23,83 %
• Donation en nue-propriété (NP) :
- Montant à transmettre (base pleine propriété) : 7.617.000 euros
- Soit pour la NP (4) : 4.570.200 euros
- Total des frais et droits dus : 1.586.800 euros
- Patrimoine net transmis : 6.030.200 euros
- Soit en % du prix de cession : 60,30 %
Optimiser avant de céder.
Une connaissance de Jean Esperay-Patant lui ayant recommandé de se rapprocher de son notaire, celui-ci, après réflexion, a souhaité réaliser une donation au profit de ses deux enfants préalablement à sa cession.
Rappelons ici que cette inversion de chronologie permet de revaloriser le prix de revient et ainsi purger la plus-value à due concurrence.
Jean Esperay-Patant sollicite son notaire afin que celui-ci lui établisse les simulations suivantes :
- Donation mixte avec remploi du produit de cession en démembrement de propriété / prise en charge des frais et droits de donation par les donataires.
- Donation mixte avec remploi du produit de cession en démembrement de propriété / prise en charge des frais et droits de donation par le donateur.
- Donation en nue-propriété et quasi-usufruit consenti par les donataires sur le produit de cession / prise en charge des frais et droits par le donateur.
- Donation mixte avec remploi du produit de cession en démembrement de propriété / prise en charge des frais et droits de donation par les donataires + bénéfice du dispositif Dutreil.
• 1- L’optimisation classique : la donation mixte avant cession avec remploi en démembrement de propriété / prise en charge des frais et droits par les donataires
C’est l’hypothèse la plus couramment retenue en pratique, lui indique son notaire.
Si cette observation était exacte sous l’empire du régime applicable aux cessions intervenues avant le 1er janvier 2013, il convient aujourd’hui de s’interroger sur la pertinence de cette affirmation à la lumière du nouveau dispositif.
- Montant à transmettre en pleine propriété : 2.830.000 euros
- Montant à transmettre en nue-propriété (valeur PP) : 7.170.000 euros
- Total des frais et droits de donation + IPV sur l’usufruit réservé supportés par les donataires : 2.830.000 euros
- Patrimoine net transmis : 7.170.000 euros
- Soit en % du prix de cession : 71,70 %
Dans cette hypothèse, la stratégie consiste in fine à doter les donataires de nue-propriété seulement.
Cependant, deux éléments sont à considérer :
- Il faut garder à l’esprit que la doctrine administrative (5) définit le nu-propriétaire comme le redevable de l’IPV sur l’usufruit réservé par le donateur.
- L’article 150-0 D du Code général des impôts prévoit qu’en cas d’acquisition à titre gratuit des titres cédés, le prix de revient fiscal est déterminé déduction faite des frais et droits de donation effectivement supportés par le redevable.
Pour y parvenir, il convient donc de donner aux enfants une quote-part en pleine propriété afin de leur permettre d’acquitter les frais et droits de la donation ainsi que l’IPV sur l’usufruit réservé (6).
La prise en charge des frais et droits par les donataires présente notamment comme intérêt d’optimiser la fiscalité supportée par les donataires sur l’usufruit réservé.
En raison de l’absence d’abattement pour durée de détention applicable à la plus-value sur l’usufruit réservé (7), il en résulte une imposition au taux marginal de 62,20 %.
Compte tenu de l’effet induit de chacune des données de l’équation, la quote-part à transmettre en pleine propriété doit être déterminée au moyen d’un calcul itératif.
Il ressort de cette simulation chiffrée un taux d’efficacité de 71,70 % confirmant la pertinence de cette solution au regard du nouveau dispositif.
• 2- L’optimisation classique : variante avec prise en charge des frais et droits de donation par le donateur
Constatant que le taux d’imposition aux droits de donation culmine à 45 %, Jean Esperay-Patant interroge son notaire sur l’opportunité de prendre à sa charge les frais et droits de la donation sachant qu’il ne dispose pas de liquidités suffisantes à cet effet.
Reprenant ses calculs, le notaire a établi la simulation suivante :
- Cession :
Montant à céder en pleine propriété par le donateur (avant IPV à 24 %) : 2.430.000 euros
- Donation mixte :
- Montant à transmettre en pleine propriété : 1.510.000 euros
- Montant à transmettre en nue-propriété (valeur PP) : 6.060.000 euros
- Total des frais et droits dus par le donateur : 1.846.800 euros
- IPV sur l’usufruit réservé supporté par les donataires : 1.510.000 euros
- Patrimoine net transmis : 6.060.000 euros
- Soit en % du prix de cession : 60,60 %
Dans cette hypothèse, une fraction de la participation est conservée en pleine propriété par le donateur qui la cède directement afin de se procurer les disponibilités suffisantes au paiement des frais et droits.
Il n’est pas inutile de rappeler que la prise en charge des frais et droits par le donateur n’est pas considérée comme une libéralité supplémentaire soumise aux droits de donation (8). Pour autant, l’absence de possibilité de déduire ces frais et droits de la plus-value sur l’usufruit réservé (imposée rappelons-le à 62,20 %), rend inopérante la piste d’optimisation soufflée par Jean Esperay-Patant à son notaire.
Il ressort de cette simulation chiffrée un taux d’efficacité de 60,60 % confirmant la moindre pertinence de cette solution au regard de la précédente.
• 3- L’optimisation jusqu’au-boutiste : donation en nue-propriété et quasi-usufruit consenti par les donataires sur le produit de cession / prise en charge des frais et droits par le donateur
Un ami de Jean Esperay-Patant lui a expliqué qu’il était possible de donner en nue-propriété seulement tout en conservant, postérieurement à la cession, la libre disposition du prix au moyen de la mise en place, concomitamment à la cession, d’une convention comportant constitution d’un quasi-usufruit (9).
Il lui a également vanté ses vertus fiscales en matière d’imposition des plus-values dans la mesure où, le quasi-usufruitier devenant le redevable de l’impôt (en lieu et place des nus-propriétaires), le taux d’abattement pour durée de détention applicable serait dans son cas de 85 %, soit un taux effectif de 24 % (contre 62,20 % dans l’hypothèse 1).
Bien qu’ayant attiré son attention sur les risques fiscaux inhérents à une mise en œuvre sans discernement de cette solution (10), son notaire lui présente le chiffrage suivant :
- Montant à transmettre en nue-propriété (valeur PP) : 10.000.000 euros
- Total des frais et droits de donation + IPV sur l’usufruit réservé supportés par le donateur : 3.219.000 euros
- Patrimoine net transmis : 6.781.000 euros
- Soit en % du prix de cession : 67,81 %
Ce résultat, éloigné des attentes du dirigeant, trouve sa justification dans l’analyse fiscale qu’il convient, à notre sens, de retenir concernant les frais et droits supportés par le donateur. Ceux-ci ne devraient pas pouvoir être déduits de la plus-value due sur l’usufruit réservé dans la mesure où ils ne sont pas liés à l’acquisition faite par le quasi-usufruitier, c’est-à-dire à l’acquisition de l’usufruit sur lequel porte l’impôt.
Il ressort de cette simulation chiffrée un taux d’efficacité de 67,81 % qui, associé à un risque fiscal important, confirme l’absence d’intérêt de cette solution au cas d’espèce.
• 4- L’optimisation anticipée : donation mixte avec remploi du produit de cession en démembrement de propriété / prise en charge des frais et droits de donation par les donataires + bénéfice du dispositif Dutreil
En anticipant sa cession et la transmission de son patrimoine, Jean Esperay-Patant aurait pu bénéficier du dispositif prévu à l’article 787 B du Code Général des Impôts, dit de la loi Dutreil, qui, rappelons-le, permet de réduire la base imposable aux droits de donation de 75 %.
- Montant à transmettre en pleine propriété : 1.580.000 euros
- Montant à transmettre en nue-propriété (valeur PP) : 8.420.000 euros
- Total des frais et droits de donation + IPV sur l’usufruit réservé supportés par les donataires : 1.580.000 euros
- Patrimoine net transmis : 8.420.000 euros
- Soit en % du prix de cession : 84,20 %
Bien que non dépourvue de contraintes (11), cette dernière solution présente le meilleur résultat au plan fiscal.
Il ressort en effet de cette simulation chiffrée un taux d’efficacité record de 84,20 % confirmant l’intérêt considérable d’anticiper et de coupler sa cession avec la transmission de son patrimoine.
Voir le tableau de synthèse comparative
Analyse et perspectives.
Commençons par l’essentiel : la taxation des plus-values de cession d’entreprises n’a plus été aussi favorable depuis de nombreuses années, ce qui replace la France dans la moyenne des pays de l’OCDE en la matière.
Certes, cette réforme aurait pu faire davantage en matière de simplification et il apparaît aujourd’hui plus que nécessaire de rétablir un véritable régime entrepreneur, le critère de l’acquisition des titres dans les dix premières années de la constitution de la société ne répondant pas aux situations multiples existant en pratique et ne reflétant pas nécessairement la prise de risque de l’actionnaire reprenant une entreprise créée il y a plus d’une décennie.
En contrepartie, on peut se demander s’il est pertinent de maintenir les régimes de faveur des cessions intrafamiliales et de départ à la retraite.
Malgré ce véritable pas en avant, force est de constater qu’il est toujours opportun de faire précéder sa cession d’une transmission de patrimoine au profit de ses enfants.
On conclura en retenant :
- que les stratégies de donation en démembrement de propriété restent particulièrement efficaces ;
- que l’anticipation reste la clé d’une optimisation réussie et de la sécurité au plan fiscal (à condition de recourir aux outils de dissociation capital/pouvoir pour continuer à piloter sa société entre la donation sous le bénéfice de la loi Dutreil et la cession au moins quatre ans plus tard) ;
- que les opérations intercalaires sont à appréhender avec beaucoup de prudence, la durée de détention constituant désormais l’alpha et l’oméga de l’imposition des PV de cession d’entreprises.
A l’heure où beaucoup s’interrogent sur les décisions à prendre en 2014, céder son entreprise et transmettre son patrimoine en France s’avèreront être des opérations à fort potentiel... à condition d’être acteur de sa fiscalité !
(1) Seules les dispositions relatives à la cession dans le cadre du départ en retraite du dirigeant (art. 150-0 D ter du CGI), moins favorables, ne sont entrées en vigueur qu’au 1er janvier 2014.
(2) Retenu pour mémoire dans les exemples chiffrés qui suivront.
(3) Ayant acquis les actions de sa société lors de sa création, Jean Esperay-Patant bénéficie du régime incitatif. Toutefois, il ne remplit pas les conditions requises pour relever du régime du dirigeant-cédant partant à la retraite.
(4) Art. 669 du CGI.
(5) BOI-RPPM-PVBMI-20-10-20-60-20120912 n°150.
(6) En pratique, les frais et droits devant être acquittés le jour de la signature de l’acte de donation, les donataires ont recours à un concours bancaire ou à un prêt familial remboursé une fois la cession intervenue.
(7) Raisonnement par analogie en attendant les commentaires de l’administration au Bofip.
(8) Cass. Com. 28 fév. 2006, n° 03-12.310.
(9) En tant qu’usufruit portant sur un prix de vente.
(10) CAA de Lyon, 7 novembre 2013.
(11) Activité de la société, engagements de conservation des titres donnés, limitation des droits de vote de l’usufruitier aux décisions concernant l’affectation du résultat...