
Pourquoi refuser à l’usufruitier la qualité d’associé ?

En présence d’un démembrement de propriété de titres sociaux, qui de l’usufruitier ou du nu-propriétaire peut bénéficier de la qualité d’associé ? Les enjeux en cause sont déterminants dans la vie de la société dans la mesure où à la qualité d’associé sont rattachés des droits et des obligations de nature politique (droit de vote) ou financière (participation aux bénéfices ou contribution aux dettes sociales).
Aucune réponse législative ne permet de résoudre cette question. Tout au plus l’article 1844, alinéas 3 et 4 du Code civil dispose que le droit de vote appartient au nu-propriétaire sauf pour les décisions relatives à l’affectation du résultat. Les statuts pouvant déroger à cette disposition et l’article L.225-110 du Code de commerce prévoit, pour les sociétés anonymes, que le droit de vote appartient au nu-propriétaire pour les AGE et à l’usufruitier pour les AGO. Il est donc nécessaire de se référer à la doctrine et à la jurisprudence pour tenter d’y répondre. Si certaines de ces prérogatives peuvent être attribuées à l’un ou à l’autre des protagonistes de manière conventionnelle, d’autres sont uniquement rattachées à la qualité d’associé sans plus de précisions, tels que le droit d’ordre public de participer aux décisions collectives ou la faculté d’agir pour le compte de la société en réparation d’un préjudice.
La doctrine a toujours refusé de conférer à l’usufruitier la qualité d’associé, au motif notamment qu’il n’effectuait pas d’apport. La jurisprudence quant à elle, ne s’est jamais prononcée expressément sur la question. Au regard des dernières décisions de la Cour de cassation accordant à l’usufruitier des prérogatives et des pouvoirs de plus en plus étendus, cette question mérite que l’on y apporte de nouveaux éléments de réflexion.
I. REVENONS SUR LA THÈSE PSEUDO-DÉTERMINANTE DES APPORTS
L’usufruitier ne serait pas associé car il n’aurait pas la qualité d’apporteur. Cette théorie a déjà été contestée en son temps par le professeur Jean Derruppé, lorsqu’il distinguait deux cas :
• Le premier, lorsque l’associé ayant réalisé son apport dans le capital social à la constitution de la société, démembrait ultérieurement ses titres en transmettant la nue-propriété. Ayant à l’origine la qualité d’apporteur lors de la constitution, il ne peut perdre cette qualité lors du démembrement.
• Le second consistait à affirmer qu’il est impossible de procéder au démembrement de propriété d’un bien qui n’existe pas encore. Il est évident que les titres n’existent qu’après leur création. Mais pourquoi pourraient-ils n’être créés qu’avec une attribution en pleine propriété plutôt qu’avec une répartition des droits entre usufruitier et nu-propriétaire ? Ne serait-ce pas un autre postulat aussi contestable que le refus de conférer la qualité d’apporteur à l’usufruitier ?
Sans que cette analyse pertinente n’ait besoin d’être confirmée, la Cour d’appel de Grenoble, dans un arrêt du 22 mai 2006, n’a rien vu à redire dans une telle opération de démembrement ab initio lors de la constitution d’une société civile et a débouté l’administration fiscale qui y voyait une donation déguisée.
II. REPRENONS L’ANALYSE DES DÉCISIONS DE LA COUR DE CASSATION
Après avoir affirmé dans un célèbre arrêt « Château d’Yquem » du 9 février 1999 que le droit de participer aux décisions collectives est un droit reconnu d’ordre public, la chambre commerciale a considéré que si le nu-propriétaire peut être privé totalement de son droit de vote, même pour les décisions affectant la substance du bien (Cass. Com., 2 décembre 2018), il ne peut toutefois pas être privé du droit de participer aux assemblées générales auxquelles il doit être systématiquement convoqué. L’usufruitier, quant à lui, ne peut pas être privé de son droit de vote pour les décisions relatives à l’affectation des résultats (Cass. Com., 31 mars 2004). Toute clause statutaire contraire est réputée non écrite. A l’inverse du nu-propriétaire, il n’a pas à être convoqué aux décisions collectives lorsqu’il n’est pas appelé à voter (Cass. Civ. 3e, 15 septembre 2006). Quant aux dividendes, si l’usufruitier a le droit aux dividendes correspondant au bénéfice de l’exercice, la chambre commerciale, le 27 mai 2015, a considéré que lorsque le dividende est prélevé sur les réserves, le droit de jouissance de l’usufruitier s’exercera, sauf convention contraire, sous forme d’un quasi-usufruit.
Au regard de cet arrêt, nous pouvons donc en déduire conventionnellement que le droit aux dividendes prélevés sur les réserves peut être attribué à l’usufruitier sans pour autant que cela ne constitue une donation indirecte du nu-propriétaire à l’égard de l’usufruitier (Cass. Com., 18 décembre 2012).
Sans l’ignorer totalement, nous ne donnerons pas une grande portée à la décision du 22 juin 2016 de la première chambre civile qui valide la position de la Cour d’appel ayant énoncé que « si l’usufruitier a droit aux bénéfices distribués, il n’a aucun droit sur les bénéfices qui ont été mis en réserve, lesquels constituent un accroissement de l’actif social et reviennent en tant que tels au nu-propriétaire ». Cette assertion est pour le moins confuse. Tout d’abord, car les réserves appartiennent à la société avant d’appartenir à l’usufruitier ou au nu-propriétaire. Par ailleurs, elles ne constituent pas un actif social puisqu’elles figurent au passif du bilan. En dernier lieu, au regard du droit des sociétés, un dividende, qu’il soit prélevé sur le résultat de l’exercice ou sur les réserves reste un dividende sans que sa nature soit changée. Cette décision n’interdit pas, en outre, de prévoir conventionnellement dans les statuts de la société que les dividendes seront attribués à l’usufruitier quelle que soit leur origine.
III. MILITONS POUR UNE RECONNAISSANCE D’UNE QUALITé D’ASSOCIé DUALE
S’il a été démontré précédemment qu’il n’est pas raisonnable de dénier la qualité d’associé à l’usufruitier, il n’est pas pour autant question de la refuser à l’égard du nu-propriétaire. En effet, celui-ci a vocation à devenir le propriétaire des titres sociaux initialement démembrés. Sur ce point, reconnaître parallèlement la qualité d’associé au nu-propriétaire et à l’usufruitier permettrait d’effacer certaines incohérences du régime actuel.
En premier lieu, la jurisprudence a affirmé étonnamment que le déficit fiscal de l’exercice social pèse sur le nu-propriétaire. Ce raisonnement incohérent considère que le déficit pesant sur l’associé, devra être supporté par le nu-propriétaire. Mais, cela signifie donc que le nu-propriétaire ne peut pas profiter des bénéfices distribués, car ceux-ci sont dévolus à l’usufruitier. Toutefois, il doit néanmoins, dans les sociétés où la responsabilité n’est pas limitée, assumer les pertes sociales. Cette conclusion n’est pas réaliste et justifie que l’on reconnaisse à ces deux protagonistes la qualité d’associé. Certes le point délicat réside dans la répartition conventionnelle de leurs droits respectifs. Néanmoins, cette répartition est économiquement indispensable pour la préservation de la sécurité juridique de la vie sociale.
L’absence de règle légale en la matière n’empêche en aucun cas les parties de convenir d’une clé de répartition dans leurs rapports politiques et financiers. D’autant plus que la Cour de cassation a laissé entrevoir la validité d’une telle convention de répartition dans son arrêt du 27 mai 2015.
• Les droits politiques seront répartis assez librement. Les seules limites sont le droit du nu-propriétaire à participer aux décisions collectives et celui de l’usufruitier de voter lors de l’affectation du résultat. Ces deux droits ne peuvent être écartés.
• Les droits aux dividendes peuvent aussi être encadrés. Le fait de convenir statutairement que les dividendes prélevés sur les réserves bénéficieront au nu-propriétaire est parfaitement concevable sans crainte sur le plan fiscal. En effet, la Cour de cassation a considéré que la mise en réserve des bénéfices par l’usufruitier ne constitue pas une donation indirecte au nu-propriétaire quand bien même ces bénéfices seront ultérieurement distribués à ce dernier (Cass. Com., 10 février 2009).
Enfin, quant à la contribution aux pertes et à l’imputation du déficit, le Conseil d’Etat a pu reconnaître la possibilité pour l’usufruitier de titres de SCI, d’imputer sa quote-part de déficit fiscal sur ses propres revenus fonciers (CE, 28 septembre 2018). Pourtant la cour administrative d’appel de Bordeaux avait statué dans le sens contraire en affirmant que le nu-propriétaire devait supporter ce déficit foncier (CAA Bordeaux, 15 mars 2016). L’incertitude de la jurisprudence sur ce point rend indispensable, en l’absence de dispositions légales, le recours à une convention ayant pour objet de répartir l’ensemble des droits politiques et financiers du nu-propriétaire et de l’usufruitier.
Dans l’hypothèse d’une intervention du législateur, il n’est pas souhaitable que le cadre qui serait fixé vienne à rompre avec la liberté contractuelle, qui demeure le principe de droit commun, à l’image de celle qui existe en matière de sociétés par actions simplifiées.