Ingénierie patrimoniale

Morceaux choisis de jurisprudence civile

Claire Farge, spécialiste du droit patrimonial chez Fidal, revient sur quelques-uns des principaux arrêts rendus par la Cour de cassation en 2018.
Elle fait le point sur l’ensemble des sujets au cœur de l’ingénierie patrimoniale : des libéralités aux régimes matrimoniaux en passant par les incapacités
Claire Farge, spécialiste du droit matrimonial du cabinet d'avocats Fidal

La jurisprudence rendue cette année par la première chambre civile de la Cour de cassation est, comme toujours, très riche d’enseignements. Libéralités, successions, régimes matrimoniaux, incapacités : les éclairages portent sur toutes ces matières qui se trouvent au cœur de toute ingénierie patrimoniale.

Traitement successoral des libéralités
En matière de traitement successoral des libéralités, des règles techniques sont à maîtriser pour satisfaire les objectifs des clients. Rappelons que la liquidation civile d’une succession comporte plusieurs étapes en présence d’héritiers réservataires et de libéralités consenties par le défunt : calcul de la réserve, imputations, masse à partager, attributions et affectation à l’acquit du passif.
Les libéralités (donations ou legs) consenties par le défunt sont susceptibles de se retrouver à deux endroits lors de cette liquidation.
 Premièrement, dans la masse de calcul de la réserve : il s’agit alors de vérifier que la réserve des héritiers n’est pas atteinte. Ici toutes les libéralités sont concernées, donations et legs, donations simples et donations partage. Si atteinte il y a à la réserve, la libéralité est alors réductible à la demande de l’héritier réservataire et, à ce titre, une indemnité de réduction peut figurer dans la masse à partager.
 Deuxièmement, certaines libéralités, alors même qu’elles ne sont pas réductibles pour atteinte à la réserve, se retrouvent d’office dans la masse à partager entre les héritiers, selon leurs vocations légales, au titre de la règle dite du rapport : il s’agit des donations, ou exceptionnellement des legs, fait(e)s en avancement de part successorale ou autrement dénommés libéralités « rapportables ».
 La combinaison de ces deux règles (réduction et rapport) n’est pas facile à maîtriser pour un non spécialiste. La Cour de cassation a donc dû rappeler qu’une même donation ne peut, bien entendu, figurer deux fois dans la masse à partager : une fois au titre de la réduction parce qu’elle atteint la réserve et une fois au titre du rapport. Donc, si une même donation est à la fois rapportable et réductible, il faut choisir entre l’une et l’autre cause de restitution. Nous ne pouvons pas imaginer que la Cour de cassation revienne sur cette règle dans son arrêt du 19 septembre 2018 (n° 17-20704), même si les termes de cette décision restent très obscurs.
 Le champ d’application du rapport a également dû être rappelé par la Cour de cassation. Précisons que le seul rapport dont il est question ici est le rapport civil. Il faut bien distinguer ce rapport civil de la règle dite du rappel ou du rapport fiscal qui interdit à l’administration fiscale de tenir compte des donations de plus de 15 ans consenties par le défunt aux héritiers pour le calcul des droits de succession, à partir du moment où il s’agit de donations déclarées au fisc.

Ratione personae, ne sont rapportables civilement que les donations consenties à un héritier présomptif. Ne sont donc pas rapportables les donations faites au conjoint de l’enfant du donateur, fût-il commun en biens (Cass civ.1ère 4 juillet 2018, n° 17-22269). Rappelons au sujet de la donation faite par des beaux parents à leur gendre ou belle fille que, fiscalement, elle est très lourdement taxée (60 %) et qu’il faut donc vérifier que n’est pas plus pertinente, pour remplir l’objectif du client, la stipulation d’une clause d’entrée en communauté dans la donation faite entièrement à l’enfant : cette solution permet d’obtenir une taxation en ligne directe sur 100 % de la valeur du bien transmis.

Ratione materiae, le rapport ne concerne que certaines donations : les donations simples, qui ne comportent pas de stipulation selon laquelle elles sont consenties hors part successorale. En revanche, les lots compris dans une donation-partage ne sont pas rapportables, qu’il s’agisse de lots composés de biens nouvellement donnés ou de lots composés de donations antérieures incorporées à la donation partage (Cass civ. 1ère 4 juillet 2018, n°16-15915).

 La maîtrise de ces règles complexes de technique liquidative est absolument nécessaire à qui veut donner un conseil sérieux en matière de transmission de patrimoine. Car si l’on voit bien qu’avec les outils à disposition tout objectif peut être rempli (Veut-on que le donataire partage au moment du règlement de la succession du parent donateur les plus values advenues au bien avec ses frères et sœurs ? Veut-on que le legs consenti à l’héritier s’ajoute à sa part successorale ? A-t-on conscience que la donation simple faite à l’enfant est rapportable alors que ne l’est pas la donation faite à son conjoint ?), encore faut-il savoir utiliser la boîte à outils !

Protection du partenaire pacsé
Dans le cas de partenaires pacsés, il faut faire aussi attention aux règles de forme des libéralités ! Dans un contexte familial où il n’y avait pas d’héritier réservataire et où le partenaire pacsé avait eu la volonté de faire de sa partenaire son unique héritière, la méconnaissance du vecteur juridique d’une telle transmission a provoqué l’exclusion de la succession de la partenaire survivante. Car les partenaires avaient cru pouvoir exprimer leur volonté de se léguer mutuellement leurs biens dans un document unique par lequel ils indiquaient mettre tous leurs biens en indivision et qu’en cas de décès de l’un ou de l’autre, l’ensemble serait légué au partenaire survivant. C’est méconnaître la prohibition, en droit français, des testaments conjonctifs. Cette règle de forme sanctionnée par la nullité du testament interdit à deux personnes de rédiger un unique acte pour régler leurs successions ensemble. Or, si l’acte par lequel le partenaire survivant a été institué héritier est annulé, ledit partenaire perd tout droit dans la succession. Car si le partenaire pacsé est fiscalement exonéré de droits de succession, il n’est pas, civilement, un héritier légal : sa qualité d’héritier doit donc avoir été organisée en amont de l’ouverture de la succession dans le respect des règles de forme des libéralités ! (Cass civ.1ère 4 juillet 2018, n°17-22934).

Interposition d’une société patrimoniale
dans la détention du patrimoine

La jurisprudence de la première chambre civile de la Cour de cassation donne, cette année, au moins deux illustrations des conséquences juridiques attachées à la mise en société d’actifs patrimoniaux. Ainsi, l’apport de la résidence principale de la famille peut provoquer la mise à l’écart de la règle de cogestion prévue par l’article 215 alinéa 3 C.civ. Ce sera le cas à chaque fois que l’occupation de l’immeuble social par la famille est une simple situation de fait, non encadrée juridiquement (Cass. civ.1ère 14 mars 2018, n°17-16482).
 D’autre part, le bien, dès qu’il est mis en société, ne peut plus être transmis par legs. Seul peut être envisagé un legs des parts sociales remises en contrepartie de l’apport. Si le legs porte directement sur le bien social, il y a, nous dit la Cour de cassation, legs de la chose d’autrui (Cass civ.1ère, 15 mai 2018, n°14-11123).
 Ces deux espèces sont l’expression de l’écran que constitue la personnalité morale de la société : le bien mis en société n’est plus un bien appartenant aux époux ou à l’apporteur. Toutefois, la Cour de cassation a eu l’occasion d’avertir la pratique que cet écran de la personnalité morale n’est pas un écran de fumée permettant de dissimuler des abandons gratuits de patrimoine en franchise des règles applicables aux libéralités : une donation indirecte au profit de l’associé a ainsi pu être découverte dans la mise à la disposition d’un fonds de commerce à une société (Cass  civ.1ère 24 janvier 2018, n°17-13017 et 17-13400).

Contrat de retraite financÉ pendant le mariage
La valeur d’un contrat de retraite financé pendant le mariage par un époux commun en biens doit-elle être partagée avec son conjoint au moment du divorce ? A l’heure où il est question de diriger l’épargne des Français vers des supports d’épargne retraite par capitalisation, la question présente un enjeu patrimonial important. Or, la Cour de cassation a eu l’occasion de s’intéresser à nouveau à ce sujet dans l’année écoulée. Elle a ainsi pu tout à la fois confirmer sa jurisprudence selon laquelle le contrat de retraite complémentaire est un bien propre par nature, mais aussi redire que, en cas de divorce, dès lors que le contrat n’aura jamais profité à l’autre époux, une récompense est due par l’époux souscripteur. Espérons qu’une prochaine décision précisera le montant de cette récompense : dépense faite ou profit subsistant ? Il est sans doute de bonne pratique de conseiller aux époux de régler la question dans leur convention matrimoniale. (Cass civ.1ère 28 février 2018, n°17-13392).

Financement d’une acquisition ou de travaux immobiliers pendant le mariage
A défaut de l’attraction communautaire prévue par les règles du régime légal, on applique aux époux mariés sous le régime de la séparation de biens le principe selon lequel le titre détermine la propriété. C’est pourquoi,
un financement inégal ne remet pas en cause la propriété indivise et égalitaire du bien indiquée fréquemment dans l’acte d’acquisition immobilière au profit d’époux séparés de biens. Se pose alors la question de savoir comment traiter l’inégalité du financement d’un bien acquis à deux, à égalité. Souvent les contrats de mariage règlent cette difficulté par avance et d’une manière qui n’est pas toujours clairement expliquée aux époux, à travers la clause dite de contribution aux charges du mariage.

  Cette clause est censée permettre d’éviter un contentieux relatif à l’obligation pour chaque époux d’avoir contribué aux charges du mariage : elle présume que chacun a bien exécuté cette obligation. A l’heure du divorce, elle n’empêche cependant pas des contentieux nombreux où l’époux qui a financé majoritairement ou totalement un bien immobilier acquis à deux cherche à obtenir une créance à ce titre contre son conjoint. Pourtant, si la clause est réputée poser une présomption irréfragable, selon l’appréciation souveraine des juges du fond, elle interdit alors toute réclamation entre époux au titre des modalités de financement de biens immobiliers destinés à l’usage de la famille (résidence principale ou résidence secondaire, comme cela était le cas dans l’espèce jugée récemment par la Cour de cassation (Cass. civ.1ère 3 octobre 2018, n°17-25858). Il est fort peu probable que les époux aient eu conscience de la portée de cette disposition et que la surprise de l’époux financeur soit grande à l’occasion d’un divorce de ne pas pouvoir réclamer une créance au titre de sa participation totale ou partielle au paiement de la portion du bien acquise par son conjoint. Il ne faut pas exclure, en cas de défaut d’information caractérisé, que l’époux qui n’aura rien pu obtenir de son ex-conjoint se retourne contre son notaire. Récemment, un notaire a ainsi vu sa responsabilité engagée pour n’avoir pas su expliquer correctement à des époux les conséquences du régime matrimonial adopté sur ses conseils. (Cass.civ.1ère, 3 oct.2018, n°16-19619)
  La Cour de cassation a aussi apporté des précisions sur le calcul des récompenses liées au financement d’acquisitions immobilières réalisées par des époux communs en biens. Sur le remboursement anticipé d’un emprunt : dans un arrêt du 7 novembre 2018 (Cass civ.1ère 7 nov 2018, n°17-25965), la Cour de cassation rappelle, d’une part, que la qualification d’un bien est fixée au jour de son acquisition. Pour des époux mariés en communauté légale, la qualification de bien propre suppose, premièrement, l’existence, dans l’acte d’acquisition, d’une déclaration d’emploi ou de remploi et, deuxièmement, que la contribution du patrimoine propre soit au moins égale à 50 % du prix total de l’acquisition, lequel s’entend frais compris. Toutefois, si ces conditions sont réunies, comme c’était le cas en l’espèce, et qu’ainsi le bien est propre, une récompense peut être due à la communauté si elle a participé au financement via le remboursement d’un prêt bancaire. On savait déjà qu’à ce titre elle n’a droit à récompense que pour le remboursement du capital à l’exclusion des intérêts au motif que ces deniers sont une charge de la jouissance. On apprend, dans cette nouvelle décision, que l’indemnité de remboursement anticipé fait partie de ces charges de jouissance : son paiement par la communauté ne génère donc aucune récompense à son profit.
  Sur le paiement de la soulte mise à la charge d’un époux donataire d’un bien immobilier dans une donation-partage. Il est fréquent que l’un des enfants alloti dans une donation-partage soit débiteur d’une soulte vis-à-vis de ses frères et sœurs. C’était le cas dans l’espèce jugée dernièrement par la Cour de cassation (Cass civ. 1ère 7 nov.2018, n° 17-26149) : l’un des enfants avait reçu un bien immobilier, grevé de l’usufruit des parents donateurs et à charge de verser une soulte à ses frères et sœurs. L’enfant donataire était marié sous le régime légal et la soulte fut ainsi remboursée par des deniers communs. A l’occasion du divorce de l’enfant donataire, un contentieux surgit sur le montant de la récompense due à ce titre par l’enfant donataire à la communauté.
  La cour de cassation a ainsi eu l’occasion de préciser que la récompense doit être calculée en fonction de la valeur du bien en pleine propriété au moment de la liquidation du régime matrimonial, à partir du moment où, comme c’était le cas dans cette espèce, les parents sont à cette époque décédés et donc leur usufruit éteint. Cette récompense peut donc représenter une somme bien supérieure à la dépense faite, ce qui pose la question de l’aménagement du régime matrimonial pour éliminer cette cause de récompense ou en fixer différemment l’évaluation.

Incapacités
Enfin, la première chambre civile de la Cour de cassation a été cette année très riche en droit des incapacités. Retenons ici simplement que la mise en place d’un régime de protection ne ferme pas nécessairement la porte à une action en nullité de l’acte pour insanité d’esprit du majeur vulnérable. Une telle action sera envisageable dès lors que la protection mise en place rend nécessaire à la réalisation de l’acte l’expression de sa volonté par le majeur (Cass.civ.1ère, 27 juin 2018, n°17-20428). Les régimes de protection prévoyant une simple assistance du majeur posent donc à la pratique le problème de la sécurité juridique.