Transmission d’entreprise

L’intérêt d’anticiper la cession de son outil professionnel

Clotilde Courtois, directeur de l’ingénierie patrimoniale, et Sarra Alili, ingénieur patrimonial, Banque Privée Caisse d’Epargne Ile-de-France
Un dépôt de bilan sur dix est dû à une transmission non préparée : anticiper permet d’assurer la pérennité de son outil professionnel et de diminuer le coût
Un exemple vaut mieux qu’un long discours, ce dont témoigne le parcours de Monsieur Dubois qui fabrique depuis près de 25 ans du matériel médical
DR, Clotilde Courtois, directeur de l’ingénierie patrimoniale, et Sarra Alili, ingénieur patrimonial, Banque Privée Caisse d’Epargne Ile-de-France

Monsieur et Madame Dubois (56 et 52 ans) sont mariés sous le régime de la communauté légale réduite aux acquêts sans disposition particulière. Ils ont deux enfants, Julie et Marc, âgés de 15 et 21 ans.

Situation familiale et patrimoniale.

Monsieur Dubois est président de la société par actions simplifiées A (SAS A), holding animatrice de la société par actions à responsabilité limitée B (SARL B) spécialisée dans la fabrication de matériel médical (ophtalmologie et optique).

A l’origine, Monsieur avait apporté 10.000 euros au capital de la SARL B créée avec deux associés minoritaires. La structuration actuelle est issue du rachat de ces participations minoritaires en 2012 sur la base d’une valorisation globale de 6 millions d’euros (voir le schéma).

La SAS A est aujourd’hui évaluée 10 millions d’euros, une croissance annuelle de 8 % est attendue jusqu’à la cession (voir le tableau 1).

Les revenus annuels du foyer sont les suivants :

- Monsieur : 150.000 euros au titre de sa fonction de président dans la SAS A et 100.000 euros de dividendes.

- Madame : salaire de 80.000 euros (activité hors du groupe).

- Revenus fonciers nets : 30.000 euros.

Le patrimoine du couple, intégralement acquis pendant le mariage, est composé de deux biens immobiliers de jouissance (1,2 million d’euros), de deux biens immobiliers locatifs (700.000 euros), de liquidités pour 80.000 euros et des titres de la SAS.

Monsieur et Madame Dubois envisagent de céder l’entreprise à un tiers d’ici à l’automne 2020, Monsieur fera valoir ses droits à la retraite en 2021. Ils souhaitent préparer au mieux la cession de la société. Le couple a été marqué par le coût de la succession de l’un de leurs amis et souhaiterait également préparer la transmission du patrimoine familial. Ils n’envisagent pas d’aller s’installer à l’étranger. Monsieur ne souhaite pas exercer d’activité après la cession. Lorsque Madame sera également à la retraite, ils souhaitent pouvoir disposer de ressources complémentaires pour voyager.

Nous allons dans un premier temps nous intéresser à la période précédant la cession. Monsieur Dubois va continuer à exercer pendant quatre ans. L’outil professionnel est-il sécurisé ? Est-il à l’abri en cas de disparition prématurée ? Quelles seraient les conséquences civiles et fiscales pour la famille et donc également pour l’entreprise ?

Dans un deuxième temps nous chiffrerons les conséquences fiscales de la cession, avant de proposer une restructuration répondant aux objectifs du couple. Ces objectifs sont : céder la société dans de bonnes conditions fiscales, commencer la transmission aux enfants et générer des revenus complémentaires à la carte pour assurer un train de vie adapté aux besoins familiaux.

DISPARITION PRÉMATURÉE DE MONSIEUR DUBOIS

Conséquences fiscales.

Le couple étant marié sous le régime de la communauté légale réduite aux acquêts et la totalité du patrimoine étant commun, l’actif successoral de Monsieur Dubois sera constitué de 50 % du patrimoine du couple.

Aucune disposition particulière n’ayant été prise entre époux, Madame pourra opter pour l’attribution de la totalité des biens de la succession en usufruit (1), la nue-propriété sera transmise aux enfants. Le conjoint étant exonéré de droits de succession, seuls les enfants en acquitteront sur la valeur de la nue-propriété reçue.

Le tableau 2 simule le montant des droits de succession dus au décès de chacun des parents (2).

Julie et Marc devront acquitter 823.000 euros en cas de décès prématuré de leur père. Héritant de biens en nue-propriété, ils ne disposeront pas des liquidités nécessaires au paiement des droits de succession. Si, en principe, les droits de mutation à titre gratuit sont payables immédiatement au dépôt de la déclaration de succession, il est néanmoins possible de bénéficier d’un dispositif dérogatoire (3). En l’état actuel du patrimoine de Monsieur Dubois, les enfants pourraient bénéficier du paiement différé et fractionné sur les titres de la SAS A (transmission de plus de 5 % du capital d’une société assimilée à une société opérationnelle non cotée) et du paiement différé pour tous les autres biens dont ils héritent en nue-propriété. S’ils sont assortis du paiement d’intérêts à des taux intéressants (1,9 % pour le paiement fractionné ou différé et 0,6 % pour le paiement différé et fractionné en 2016), ces crédits de paiement nécessitent néanmoins d’apporter des garanties suffisantes à l’Etat.  

Vie sociale de la SAS A à la suite du décès de Monsieur Dubois.

Assurer la pérennité de l’entreprise en cas de disparition du dirigeant qui la développe depuis 25 ans est un point d’attention parfois insuffisamment traité.

Madame Dubois sera propriétaire de 50 % de la société et usufruitière des 50 % compris dans l’actif successoral de son défunt mari ; ses deux enfants deviennent nus-propriétaires de 50 % de l’entreprise. L’inaptitude de Madame et de ses enfants à reprendre la gestion d’une activité inconnue est à craindre. Les enfants n’ont aucune volonté de reprise de l’activité de Monsieur, et Madame travaille dans un tout autre domaine d’activité. Elle considère ne pas être à même de gérer l’entreprise familiale. De plus, Julie étant encore mineure, Madame Dubois exercera seule l’autorité parentale. Les difficultés de gestion d’une société détenue dans le cadre d’une indivision successorale ainsi que la gestion du patrimoine d’un mineur seront utilement abordées avec les clients.

Julie sera placée sous administration légale « sous contrôle judiciaire », la gestion de son patrimoine s’avérera plus lourde. En effet, lors de l’accomplissement d’actes de disposition ou de décisions à prendre en assemblées générales extraordinaires, l’autorisation du juge des tutelles sera nécessaire. Désigner par testament un tiers administrateur, excluant ainsi certains biens du champ de l’administration légale (C. civ. art 389-3), faciliterait la gestion du patrimoine de Julie. A défaut de précision, l’administrateur jouira des prérogatives de l’administrateur légal « sous contrôle judiciaire ».

La pérennité de l’activité du groupe en cas de disparition prématurée de Monsieur Dubois avant 2020 est un point essentiel. Sont abordés avec le couple la souscription d’une assurance homme clé, le mandat à effet posthume, le pacte Dutreil, les dispositions testamentaires et l’adaptation des statuts de l’entreprise.

Le pacte Dutreil, outil que nous utiliserons également dans le cadre de la restructuration du patrimoine, permet, sous conditions (4), de bénéficier d’une exonération des trois quarts de la valeur de l’entreprise lors de sa transmission par décès ou par donation. Les parts de l’entreprise doivent, au jour de leur transmission, être l’objet d’un engagement collectif de conservation d’au moins deux ans, pris par plusieurs associés représentant a minima 34 % du capital ou des droits sociaux (s’agissant d’une société non cotée). Les bénéficiaires de la transmission prennent un engagement individuel de conservation de quatre ans, qui débute à la fin de l’engagement collectif (sauf pacte réputé acquis). Le dispositif Dutreil prévoyant notamment des conditions d’exercice d’une fonction de direction par un des signataires, une réflexion est menée avec Monsieur Dubois sur l’identification d’un tiers ou salarié (à associer pour une part) qui pourrait assurer cette fonction en cas de disparition.

CONSÉQUENCES FISCALES D’UNE CESSION SANS RESTRUCTURATION

Sur le rythme de croissance attendu, on estime la SAS A à  13.604.890 euros en 2020. A fiscalité constante, la cession engendrerait un coût fiscal global (IR, prélèvements sociaux et CEHR) de 3.509.910 euros (voir le tableau 3).

Monsieur et Madame Dubois pourraient déduire de leurs revenus imposables de l’année suivante 693.340 euros de CSG, sous réserve qu’ils disposent de revenus imposables suffisants.

Leur patrimoine total s’élèverait à environ 12 millions d’euros, et ils seraient redevables d’un ISF de l’ordre de 128.000 euros, hors stratégie de plafonnement.

RESTRUCTURATION

Monsieur et Madame souhaitent faire bénéficier leurs enfants d’une partie de leur patrimoine constitué toute leur vie durant. Dans ce cadre, ils envisagent une donation de 20 % du capital de l’entreprise à chaque enfant dès maintenant. De plus, ils n’auront pas besoin des revenus générés par les actifs donnés.

Est-il plus judicieux de donner en 2016 ou en 2020 ?

Donner en 2016 les titres de la SAS A dans le cadre d’un pacte Dutreil réputé acquis permet de bénéficier d’une exonération de 75 % de la valeur des titres transmis. Les enfants donataires pourront alors, dès la transmission, prendre l’engagement individuel de conserver les titres jusqu’en 2020 (lire l’encadré sur les spécificités du pacte réputé acquis).

Lors de la cession en 2020, les enfants seront imposés sur la prise de valeur des droits reçus en 2016 en bénéficiant de 50 % d’abattement pour durée de détention.

Donner en 2020 juste avant la cession permet d’une part de conserver d’ici là la totalité des pouvoirs et droits sur 100 % de la société, et d’autre part de diminuer le montant de la plus-value taxable pour les enfants (calcul de la plus-value par rapport à la valeur vénale des titres à la date de la donation). Cependant, la transmission aux enfants a, dans cette hypothèse, un coût plus élevé en raison :

- d’une valorisation supérieure de la société en 2020 (13 millions  d’euros contre 10 millions d’euros en 2016) ;

- de l’impossibilité de mettre en place un pacte Dutreil juste avant la cession (non-respect de la condition d’engagement individuel de conservation par les enfants donataires).

Est-il plus judicieux de donner en pleine propriété ou avec réserve d’usufruit ?

Dès lors que Monsieur et Madame n’ont pas besoin des revenus correspondants, leur choix dépendra des conséquences fiscales constatées (droits de donation, impôt sur le revenu et impôt de solidarité sur la fortune). Les principales différences sont reprises dans le tableau 4

Comparatif chiffré des hypothèses.

Le chiffrage des quatre hypothèses suivantes a permis de proposer à la famille le dispositif le plus adapté à leurs préoccupations et objectifs :

- Donation en 2016 de 40 % des titres en PP avec mise en place d’un pacte Dutreil et cession en 2020 de la totalité de la société.

- Donation en 2016 de 40 % des titres avec réserve d’usufruit et mise en place d’un pacte Dutreil, puis en 2020, cession conjointe de la totalité de la société avec remploi du prix de cession en démembrement.

- En 2020, donation de 40 % des titres en PP et cession de la totalité de la société.

- En 2020, donation de 40 % des titres avec réserve d’usufruit et cession conjointe de la totalité de la société avec remploi du prix de cession en démembrement (voir le tableau 5).

Rappel : Conformément à la doctrine administrative (4), les plus-values de cession de titres dont la propriété a été démembrée sont imposées au nom du nu-propriétaire lorsque le prix de vente est remployé dans les mêmes conditions de démembrement. Le point de départ du délai de détention à retenir pour l’application de l’abattement est la date d’acquisition de la nue-propriété. Dans la situation présente, la plus-value sur la nue-propriété donnée est effacée, en revanche la plus-value sur la nue-propriété à venir (cas d’une donation en NP en 2016) reste imposée et la plus-value sur l’usufruit conservée par les parents est intégralement taxable. Les enfants nus-propriétaires sont seuls redevables de l’impôt, avec application d’un abattement pour durée de détention en fonction de l’année d’acquisition de la nue-propriété, donc sans aucun abattement en cas de donation de la NP en 2020.

Solution retenue.

Donner dès  aujourd’hui en pleine propriété 40 % de la société aux enfants avant une cession dans quatre ans est apparue la solution la plus intéressante financièrement :

- gain familial lors de la cession de près de 1 million d’euros ;

- économie sur les droits de succession d’environ 1,3 million d’euros ;

- économie d’ISF d’environ 260.000 euros sur 15 ans.

Les tableaux ci-après synthétisent les calculs de droits de donation et coûts fiscaux liés à la cession. L’hypothèse d’un détachement du foyer fiscal en 2020 de Marc et Julie (19 ans en 2020) a été retenue. Ce détachement permet de bénéficier de la progressivité du barème de l’impôt sur le revenu sur les plus-values dégagées par les enfants (économie d’IR de près de 40.000 euros) et du lissage des revenus pour le calcul de la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus. Les seuls autres revenus imposables des enfants (étudiants) en 2018 et 2019 sont les pensions alimentaires versées par leurs parents et les dividendes perçus de leur participation après la donation (20.000 euros chacun).

Les revenus 2021 ne permettent pas d’optimiser la déductibilité partielle de la CSG. Une réflexion devra être menée pour augmenter en 2021 le montant du revenu imposable de la famille de 226.000 euros, sans pour autant avoir d’impôt à payer.

Le détail de la solution adoptée, à savoir la donation en pleine propriété en 2016 de 20 % de la société à chaque enfant et cession de la totalité de la SAS en 2020, est donné dans les tableaux 6, 7 et 8.

Conclusion.

Au global, toutes choses étant égales par ailleurs, la restructuration entraîne une économie de 2,55 millions d’euros et chaque membre de la famille dispose d’un patrimoine permettant  d’assurer ses besoins. Les enfants envisagent d’acquérir leur résidence principale après la cession. Anticipant des taux d’emprunt faibles, ils pourraient préférer le financement par emprunt et placer les capitaux issus de la cession. La stratégie de placement des capitaux des enfants comme des parents constitue l’étape suivante. Elle aussi doit être anticipée : ouvrir dès maintenant des enveloppes de placement comme l’assurance vie et le PEA générerait à terme des revenus complémentaires sans IR ou avec un taux de prélèvement libératoire très faible.  

 

(1) Valorisation en fonction de l’article 669 du Code général des impôts.

(2) Ces calculs ont été effectués avec les hypothèses suivantes :

- Choix pour 100 % de la succession en usufruit par le conjoint survivant.

- Aucune donation n’a été effectuée durant les quinze dernières années.

- Il n’est pas tenu compte de l’abattement de 20 % sur la résidence principale, du forfait mobilier, des frais d’obsèques et des passifs éventuels.

(3) Article 1717 du CGI : paiement fractionné, différé ou différé et fractionné.

(4) Article 787 B du CGI.

(5) BOI-RPPM-PVBMI-20-10-20-60 n°140.