Les risques de l’obligation de solidarité

Benjamin Spivac, ingénieur patrimonial chez Amplegest et Laurent Sebaoun, avocat associé spécialisé en fiscalité patrimoniale chez Qualiens Avocats
Après le divorce, un(e) conjoint(e) peut être tenu(e) de payer les dettes de son ex époux (se) si celui-ci n’est pas solvable

Comme l’avait démontré un précédent cas pratique intitulé « La médiation, une solution à privilégier pour régler un divorce compliqué », anticiper la séparation au moment même du mariage permet de s’épargner bien des complications si le ménage venait à se dissoudre. Si cette démarche est contre-intuitive, elle assure cependant une transition plus douce quant à la gestion patrimoniale de l’ancien couple, et permet plus de flexibilité dans le partage des biens. En effet, il faut se souvenir qu’aucun régime matrimonial n’est pleinement adapté à une séparation, ni n’assure un processus indolore, si bien que la médiation en amont de la rupture apparaît comme le meilleur moyen de réduire de potentiels conflits.

Mais plus que les seules questions patrimoniales, le divorce peut donner lieu à des situations administratives complexes qui viennent opposer les ex-époux, et notamment sur le plan fiscal. Cela est principalement due à une spécificité administrative : la France est l’un des derniers pays qui pratique encore la déclaration d’impôt commune aux époux, quel que soit le régime choisi par ces derniers. En effet, l’article 1691 bis du Code Général des impôts pose une solidarité fiscale entre époux au titre de l’impôt sur le revenu, de l’impôt sur la fortune ou de la taxe d’habitation. Cela établit une solidarité face aux autorités fiscales, dont peuvent découler des abus, surtout si l’un des conjoints se met en porte-à-faux avec ces dernières à l’occasion de fraudes ou d’oublis. Même après le divorce, ces obligations de solidarité demeurent et peuvent tenir les ex-époux, majoritairement la femme, à devoir acquitter les dettes fiscales de leur ancien partenaire. Ce risque est d’autant plus complexe qu’il est méconnu, peu médiatisé et relevant de textes de loi spécifiques. Ainsi, les particuliers n’en ont bien souvent pas conscience, et omettent d’anticiper cette problématique, ni ne savent s’en prémunir quand ils y sont confrontés. C’est là qu’interviennent les avocats en droit du divorce et les ingénieurs patrimoniaux, qui se situent en amont et en aval du processus, conseillant leurs clients afin d’éviter que de telles situations se produisent ou contribuant à leur résolution.

 

L’assujettissement à une dette fiscale par l’un des conjoints

Avec près d’un mariage sur deux qui se solde par un divorce, la question de la solidarité face à la dette fiscale se pose plus que jamais pour les ex-conjoints. C’est justement ce qui est arrivé à madame A, ex-épouse de monsieur B, avec qui elle a vécu 30 ans et eu quatre enfants. Le couple, uni par un contrat de mariage en séparation de biens, disposait d’un patrimoine confortable, encore qu’inégalement réparti : monsieur B était propriétaire d’une entreprise administrée par ses soins, dont il dégageait des revenus substantiels, tandis que madame A occupait un poste d’employée. Dans le cadre de sa société, monsieur B est soumis à un contrôle fiscal. C’est une procédure classique quand on est gérant d’une entreprise, qui peut déboucher à tout moment sur un contrôle personnel visant à vérifier la cohérence des patrimoines de la société et de l’individu. L’audit souligne parfois des irrégularités dans la gestion, et notamment le détournement de ressources de l’entreprise à des fins personnelles, sans se verser de dividendes au préalable. Ce contrôle peut de même advenir pour certaines situations en dehors de la gestion d’entreprise, par exemple lorsque l’un des conjoints oublie de déclarer un revenu, que ses déclarations sont inexactes ou qu’il détient des comptes bancaires à l’étranger non déclarés.

Dans ce cas, monsieur B est soumis au contrôle des comptes de son entreprise, puis à celui de son patrimoine personnel. Mais avant que les résultats de l’examen soient formulés, le couple décide de se séparer, madame A ayant découvert une liaison de monsieur B, entretenue depuis de longues années. A compter de ce moment, madame A rompt ses relations avec monsieur B et entame une procédure de divorce par l’intermédiaire de son avocat. Elle ignore tout du contrôle en cours.

Or, la commission d’inspection établit l’existence de revenus non déclarés, soit un rehaussement d’impôt de 80.000 euros à titre personnel. En effet, monsieur B a floué les autorités et profité de cet argent en faisant des frais personnels sur les budgets de son entreprise : voyage all inclusive aux Maldives, dîners fréquents dans de grands restaurants et même… cadeaux coûteux à sa maîtresse ! Ces faits vont à l’encontre de la loi puisqu’il aurait dû se verser ces sommes sous la forme de revenus pour en jouir librement, une étape qu’il a sciemment négligée dans le but d’éviter l’impôt personnel sur ces mêmes revenus.

L’inspection des impôts émet alors une proposition de rectification, en réintégrant notamment les revenus perçus sous forme de distributions occultes, majorés des pénalités et des intérêts de retard  avant de l’envoyer à monsieur B. Ces majorations peuvent s’élever à 40 %, voire à 80 % en cas d’abus de droit ou de manœuvres frauduleuses. Dans le cas de monsieur B, elles se portent à 80 %. Celui-ci choisit de ne pas répondre à cette proposition, si bien que les autorités fiscales procèdent à une taxation d’office. Pour obtenir le paiement des impôts, le Trésor va d’abord tenter de joindre l’intéressé, en vain, puis d’actionner des voies de saisies sans plus de résultats. A nouveau, monsieur B choisit de se désintéresser de l’affaire et de ne rien faire. Quand les services fiscaux parviennent enfin à le joindre, il s’avère que l’entreprise de monsieur B a entre-temps fait faillite et qu’il a dilapidé une part non-négligeable de son patrimoine pour financer son train de vie, si bien qu’il n’a plus les moyens de payer sa dette. Sa situation d’insolvabilité fait que l’administration fiscale ne peut plus aller le chercher et se reporte sur le débiteur solidaire. L’administration pourrait d’ailleurs directement aller chercher madame A sans passer par un recours préalable auprès de monsieur B.

 

Madame A, solidaire au paiement de la dette personnelle

Par malchance pour madame A, la fraude de monsieur B date d’une période où ses déclarations fiscales étaient communes aux siennes par le fait du mariage et ainsi, les époux étaient à l’époque solidaires, indépendamment du type de contrat marital. Cela signifie que l’administration fiscale peut solliciter le recouvrement de la dette personnelle auprès de madame A, ce qu’elle fait sans plus attendre. Madame A reçoit donc une mise en demeure de payer l’invitant à régler sans délai les 80.000 euros majorés du taux de pénalité et des intérêts de retard. Madame A est solidaire du paiement des impôts personnels (impôt sur le revenu et également de la taxe d’habitation ou de l’impôt sur la fortune immobilière le cas échéant), des intérêts de retard et des pénalités. La circonstance que les pénalités dont le couple est solidaire au paiement soient la conséquence des agissements de l’un des époux ou partenaire, dans le cadre de son activité professionnelle, ne dispense pas l’autre époux ou partenaire totalement étranger à ces agissements d’être solidaire à leur paiement. Une demande qu’elle ne comprend pas dans la mesure où elle n’est plus en contact avec monsieur B. En effet, le divorce a été prononcé depuis. Ce courrier est d’autant plus choquant qu’elle ne sait rien des agissements de son ex-époux à l’époque, ni des dettes fiscales qu’il a contractées, et ne comprend pas pourquoi c’est à elle de régler ce montant, qui lui paraît « sorti de nulle part ». Cette somme exigée par le Trésor représente en effet une dépense lourde et imprévue survenant dans son quotidien et ne tenant pas compte de ses revenus propres. En l’absence de son ancien conjoint, qui fait le mort et n’est d’ailleurs pas solvable, madame A se retrouve donc seule face à l’administration fiscale, avec quatre enfants à charge et un revenu personnel modéré. Une situation d’autant plus ironique que monsieur B était au courant de ce mécanisme et savait que son ancienne conjointe serait considérée comme solidaire au paiement de sa dette. Il en a sciemment tiré parti, et s’est offert du bon temps aux côtés de sa nouvelle compagne en sachant bien qu’il n’aurait pas à en assumer les conséquences du fait de son insolvabilité.

 

Une voie de recours possible mais dure à faire valoir

Sans attendre, l’administration fiscale procède à un recouvrement de la dette par voie de saisie administrative à tiers détenteur sur les salaires de madame A. Pour se tirer d’affaire, madame A contacte son avocat, qui lui suggère de demander la décharge de solidarité vis-à-vis des dettes fiscales contractées par son ex-époux. Pour cela, elle doit passer par plusieurs étapes qui ne sont pas sans difficulté. D’abord, madame A doit établir auprès de l’administration fiscale  le respect à ses obligations fiscales à compter de la fin de l’imposition commune, et assurer cette dernière de sa bonne foi dans sa demande. Ensuite, il s’agit pour l’avocat de montrer l’incapacité de sa cliente à s’acquitter de cette dette, en établissant la disproportion marquée entre le patrimoine personnel financier et/ou immobilier de madame A et la dette fiscale. Mais c’est hélas une chose extrêmement dure à faire admettre, dès lors que chaque élément de charge est pris en compte dans le calcul de ce dernier. Dans le cas de madame A, qui garde sous sa responsabilité ses quatre enfants, l’administration a ainsi estimé que certaines dépenses dont les factures des téléphones payés à ces derniers, assez onéreux, devaient être réintégrés au patrimoine de cette dernière et établissaient la capacité de madame A à régler la dette sous des délais acceptables. Si les textes ne prévoient pas de définition claire quant au rapport démesuré de la dette par rapport au patrimoine, l’administration fiscale, souvent suivie par les juges, considère cependant qu’un recouvrement étalé sur une période inférieure à 10 ans est acceptable et constitue une capacité à payer.

Madame A est donc tenue de couvrir les dettes fiscales de son ex-époux, quand bien même elle n’a joué aucun rôle dans leur formation, ni n’a bénéficié de la gestion peu scrupuleuse de monsieur B à l’époque. C’est d’autant plus injuste que le patrimoine de madame A est évalué au moment où est faite la demande de décharge de solidarité. Ainsi, dans le cas où madame A perçoit un revenu ponctuel, tel un héritage ou une prestation compensatoire de la part de son ex-mari, sous la forme par exemple d’un bien immobilier, celui-ci sera pris en compte par le juge pour estimer sa capacité à couvrir la dette, et ce même si ses revenus habituels sont moindres. Madame A peut donc se trouver tenue de payer …à cause des prestations versées par son ex-mari à l’instant du divorce ! Une somme dont elle a pourtant besoin pour vivre à l’issue de la séparation, et qui la protégeait d’une rupture trop précaire. De même, il n’est pas rare que les parents soutiennent financièrement leur enfant après une rupture qui les fragilise : une aide financière qui viendra dans cette situation couvrir les créances de l’ancien conjoint, comme c’est le cas pour madame A.

Si la loi l’autorise après-coup à contacter son ex-époux, monsieur B, pour lui réclamer à son tour le paiement de la dette qu’elle a couverte, il est peu probable qu’elle réussisse là où les autorités fiscales ont échoué. Et encore moins dans le cas où monsieur B aurait en plus quitté le pays, une éventualité qui se concrétise dans certains cas rencontrés par les avocats, avec par exemple des hommes qui refont leur vie à Dubaï sans plus se soucier de leurs affaires en France. La décharge de solidarité est donc un recours existant, mais un recours de fortune qui ne garantit que rarement la protection de la femme séparée, ne tenant pas compte de sa situation économique véritable, ce dont madame A fait justement les frais.

Le reliquat de la dette fiscale restant à charge du contribuable ayant obtenu une décharge partielle (ou une absence de décharge lorsque l’ensemble des critères n’était pas réuni), peut faire l’objet d’une remise totale ou partielle de cette dette dans le cadre d’une procédure gracieuse qui est cependant soumise à la seule appréciation souveraine de l’administration fiscale.

 

Pour se prémunir de la solidarité face aux dettes fiscales : faire reconnaître la séparation au plus vite

Si la décharge de solidarité s’avère difficile à faire valoir, il est toutefois possible de jouer sur les dates de la séparation. Dans le cas d’une rupture, il peut être pertinent de collecter des preuves pour faire valoir cette dernière auprès des autorités. Ainsi, même si la séparation n’est pas prononcée par un divorce officiel, établir l’abandon du domicile permet par exemple de requalifier les dates de la vie commune. Une procédure qui peut s’avérer cruciale pour se soustraire aux mécanismes de solidarité, dans la mesure où la femme n’est considérée comme solidaire des dettes de son époux que durant la période de leur union. Il est ainsi conseillé de faire reconnaître la séparation dès qu’elle survient, car elle constitue une voie de recours pour les dettes contractées après la fin effective de la vie en commun. Dans le cas de madame A, les dettes dataient d’avant son divorce, qui est survenu précipitamment, sans période d’abandon de domicile ou de cessation de la vie commune. Elle ne peut donc pas invoquer cette requalification des dates de l’union effective.

 

Une évolution du droit est nécessaire pour protéger les femmes divorcées de ces risques

Comme mentionné plus tôt, la France est l’un des derniers pays qui pratique encore la déclaration fiscale commune aux deux époux, ce qui laisse la place à de telles situations. A l’heure actuelle, dans l’Union européenne, seuls la France, le Luxembourg et le Portugal continuent à utiliser le système d’imposition commune des couples. La tendance générale dans l’Union européenne va dans le sens de l’abandon du système où l’unité de taxation est le ménage et l’adoption d’un système de taxation séparée.

Les demandes de déchéance de solidarité sont un véritable casse-tête, qui ont très peu de chance d’aboutir en dépit de la bonne foi des intéressés. Il est rare que le juge reconnaisse la disproportion de la dette au regard du patrimoine, et l’exemple des forfaits téléphoniques évoqué plus tôt démontre une relative fermeté à ce propos. La solidarité des ex-époux face à la dette fiscale vient alourdir la situation de femmes déjà fragilisées par la rupture et qui gardent souvent des enfants à charge, sans que celles-ci puissent se défendre en dépit de leur absence d’implication dans les faits.

Il serait par conséquent judicieux que les législateurs s’emparent de cette question et encadrent la solidarité entre les époux pour s’assurer d’un traitement équitable après la séparation. Cette zone grise dans le droit profite majoritairement à des hommes et représente un motif de vulnérabilité pour les femmes divorcées, qui devrait désormais faire, à la faveur de la nouvelle priorité consacrée à l’égalité homme-femme, l’objet d’une réglementation dédiée. Même si des avocats spécialisés ont à cœur de soutenir les intéressées dans ces moments difficiles, la faible probabilité d’obtenir une décharge rend ces dossiers durs à mener et suscite bien souvent un sentiment d’impuissance de leur part.

Les députés semblent toutefois avoir partiellement entendu ce cri d’alerte puisque dans le cadre du projet de loi de finances pour 2022, l’amendement n°II-3471 a été déposé, visant à préciser la durée sur laquelle l’administration fiscale évalue la capacité de remboursement, en retenant une durée de trois années. Le dispositif ayant été validé, c’est donc un premier pas, insuffisant, mais non négligeable.

 

(1) La solidarité ne devrait pas s’appliquer en matière de contribution sociale comme l’a rappelé le Conseil d’Etat le 10 juillet 2012. L’administration fiscale dans son BOFIP (BOI-CTX-DRS-10) continue cependant de considérer l’application d’une solidarité aux contributions sociales.