Conjoint survivant

Les obstacles au partage du logement indivis

Les conflits sont parfois virulents entre le conjoint survivant et les enfants au sujet de la maison de famille
Caroline Bouté-Crocq, chargée d’enseignement à l’Université, détaille les moyens pour faire obstacle à un partage

Madame Lucette est une personne âgée de 80 ans au caractère épouvantable. Depuis le décès de son cinquième mari, elle occupe désormais seule, leur magnifique villa de 200 m2 avec vue sur mer à Granville (Manche).

Ses belles-filles et co-indivisaires, avec lesquelles l’entente est bien évidement exécrable, veulent se débarrasser de ce gouffre financier dont elles ne peuvent même pas profiter. Madame Lucette refuse de la quitter ou de la vendre et n’a ni les moyens de racheter les parts de ses belles-filles ni d’entretenir la maison.

Ses belles-filles ont demandé le partage de la maison indivise. Comment madame Lucette peut-elle y faire obstacle ?

Madame Lucette peut envisager une demande reconventionnelle afin d’obtenir un sursis au partage ou un maintien forcé dans l’indivision. Nul besoin d’accord entre les indivisaires ici, la décision du juge va les contraindre à demeurer dans l’indivision. Dans les deux cas, sa demande devra avoir lieu avant toute décision définitive ordonnant le partage [1].

I. LA DEMANDE DE SURSIS AU PARTAGE

1.  Un sursis au bénéfice de tous les indivisaires

Le sursis peut être demandé par n’importe quel indivisaire auprès du tribunal de grande instance, quel que soit le type d’indivision, pour tout ou partie des biens indivis et droits sociaux indivis. Ce champ d’application large s’explique par le but du sursis : protéger l’intérêt commun des indivisaires et non l’intérêt individuel [2]. 

2. Un sursis possible en cas de risque d’atteinte à la valeur du bien indivis

Le sursis peut avoir lieu dans deux cas : si l’un des indivisaires souhaite reprendre l’entreprise dépendant de la succession ou si la réalisation immédiate du partage risque de porter atteinte à la valeur des biens indivis. Atteinte qui serait préjudiciable aux autres indivisaires qui ne pourront pas obtenir la moindre réparation pour la perte de valeur de leur bien.

L’objectif du sursis au partage est alors, non pas d’empêcher tout partage de l’indivision, mais de le retarder en attendant des circonstances économiques plus favorables.

Reste à savoir en quoi consiste « l’atteinte à la valeur des biens indivis » évoqué par l’article 820 du Code civil. Il n’existe pas de définition exacte. Ce qui est constitutif ou non d’une telle atteinte dépendra en réalité de l’appréciation souveraine des juges du fond [3]. Il s’agit, le plus souvent, de circonstances économiques défavorables. Le sursis a été, par exemple, accepté dans le cas d’indivisaires invoquant qu’une vente de l’immeuble indivis en bloc ou à la découpe risquait de porter atteinte à sa valeur en cas de réalisation immédiate. A l’inverse, l’inachèvement d’un bien indivis en construction n’est pas forcément un obstacle à sa licitation [4].

Si madame Lucette souhaite demander un tel sursis, elle devra donc parvenir à démontrer en quoi le partage immédiat de la maison indivise risquerait de faire baisser sa valeur. Dans notre cas, le marché immobilier granvillais se portant bien, sauf à trouver un autre risque d’atteinte à la valeur du bien plus convaincant, elle aura du mal à obtenir un sursis.

3. Un sursis d’une durée de deux ans maximum

Si madame Lucette parvient à obtenir un sursis, le partage pourra être empêché pendant une période qui ne pourra pas dépasser deux ans maximum non renouvelable. Dans le cas contraire, elle l’aura toutefois retardé le temps de la procédure.

II. LA DEMANDE DE MAINTIEN FORCÉ DANS L'INDIVISION

Le maintien forcé dans l’indivision, prévu aux articles 821, 822, 823 du Code civil, a un champ d’application plus limité que le sursis au partage. Il ne peut concerner que les indivisions « familiales » (indivision post successorale, indivision post communautaire, indivision entre époux dont le régime est la séparation de biens).

1. Un maintien forcé dans l’indivision au bénéfice du conjoint survivant   

Le maintien ne peut être demandé que par certains indivisaires dont la liste est limitative [5] : les descendants mineurs ou le conjoint survivant. Il a pour objectif de maintenir l’indivision telle qu’elle est, et donc, dans le cas d’un conjoint survivant, de lui permettre de conserver son cadre de vie.

Dans ce dernier cas, il est nécessaire que le conjoint soit copropriétaire du bien indivis. Peu importe qu’il ait été propriétaire avant le décès, parce que le bien avait été acquis en commun ou en raison de la communauté entre époux, ou qu’il n’ait acquis son droit de propriété qu’en raison de ce décès. Ainsi, un conjoint survivant qui a fait le choix lors de la succession de l’usufruit de la totalité des biens ne pourra pas demander un tel maintien. Dans une affaire jugée par la Cour de cassation [6], une veuve vivait dans la maison qui avait appartenu en propre à son mari et dont elle avait l’usufruit, mais aucun droit de propriété. Le fils d’une union précédente a demandé le partage. La Cour de cassation a refusé à la veuve le maintien dans l’indivision, car l’usufruit successoral ne donne pas la qualité de copropriétaire. 

Le problème ne se pose pas pour madame Lucette, en raison de l’existence d’enfants non commun, elle n’a pas eu ce choix. Elle a obtenu suite au décès de son mari une part en pleine propriété de la maison, le reste des parts ayant été octroyé, à son grand désespoir, à ses belles-filles. Étant bien copropriétaire de la maison, elle pourra donc demander le maintien forcé de l’indivision successorale auprès du tribunal de grande instance (article 1381 du Code de procédure civile).

2. Un maintien forcé dans l’indivision du local d’habitation et de son mobilier

Le maintien forcé ne peut concerner que certains biens indivis (les entreprises agricoles, commerciales, industrielles, artisanales, libérales, ainsi que les droits sociaux, et les locaux d’habitation ou les locaux professionnels ainsi que leur mobilier).

Le local d’habitation pouvant être maintenu dans l’indivision doit nécessairement, selon l’article 821-1 du Code civil, servir à l’habitation du défunt ou de son conjoint au moment du décès. L’article 822 précise que lorsque le maintien est demandé au bénéfice du conjoint survivant, il faut qu’il ait lui-même résidé dans le local d’habitation au moment du décès. Les termes employés sont larges et restent à l’appréciation du juge du fond.

Toutefois, l’objectif du maintien étant ici de conserver le cadre de vie du conjoint survivant et d’éviter qu’il ait à quitter son logement, il semblerait que ce local d’habitation corresponde au logement dans lequel le défunt ou son conjoint avaient l’habitude de vivre (ce qui exclut la résidence secondaire).

En l’espèce, au moment du décès, la résidence principale de madame Lucette était bien la maison granvillaise. Le fait qu’elle soit partie en vacances en laissant son conjoint à l’hôpital ne change rien au fait qu’il s’agissait de leur résidence habituelle. Elle peut donc demander un maintien forcé dans l’indivision de la maison.

Autre source d’imprécision, le maintien peut concerner les objets mobiliers garnissant le local d’habitation. Les termes, ici aussi, sont larges, faut-il comprendre que tout le mobilier peut faire l’objet de la demande ou seulement le mobilier nécessaire à la vie courante ? Cela reste à l’appréciation du juge du fond.

La question des meubles n’est pas négligeable. Le conjoint de madame Lucette était un amateur d’art, la maison contient de nombreux tableaux et antiquités de valeur qu’il avait acheté. Reste à savoir si le juge du fond les considérait comme des meubles garnissant la maison devant être maintenus dans l’indivision. Dans le cas contraire, ils pourront faire l’objet d’un partage.

3. Un maintien forcé dans l’indivision d’une durée maximum de cinq ans

Le maintien forcé de l’indivision ne peut pas dépasser cinq ans maximum (durée calquée sur celle de la convention d’indivision) et ce maintien est en principe non renouvelable.

Toutefois, dans le cas d’un conjoint survivant, il est possible de dépasser ce couperet de cinq ans car le maintien forcé peut être renouvelé jusqu’au décès de celui-ci. Cependant, le juge ne pourra pas l’ordonner en une seule fois, mais uniquement pour une durée de cinq ans maximum : il est donc nécessaire de refaire la demande de maintien tous les cinq ans. En l’occurrence, la Cour de cassation a cassé un arrêt de Cour d’appel qui avait accordé un maintien dans l’indivision au conjoint survivant jusqu’à son décès compte tenu de son âge avancé (80 ans) [7].

Si madame Lucette parvient à obtenir un maintien forcé de la maison dans l’indivision, elle pourra y vivre pendant cinq ans au maximum (le juge peut décider une durée plus courte). Elle pourra ensuite redemander le maintien de l’indivision tous les cinq ans jusqu’à son décès. Cependant, elle n’aura pas l’assurance que cette demande soit acceptée les fois suivantes et ne pourra donc pas avoir la certitude de finir ses jours dans sa maison.

4. Une grande liberté d’appréciation au juge

Lorsque la demande de maintien forcé concerne une entreprise indivise, l’article 821 prévoit que le juge doit prendre en compte les intérêts en présence et les moyens d’existence que la famille peut obtenir des biens indivis. Or, dans le cas d’un local d’habitation et son mobilier, on ne retrouve pas cette formule. Le juge a la faculté de prendre en compte ces intérêts et moyens d’existence mais il n’en a pas l’obligation. Il a donc une plus grande liberté d’appréciation.

Par exemple, dans une affaire jugée par la cour d’appel de Douai [8], un homme demandait le partage du local d’habitation dont il partageait la propriété avec son ex-épouse. Celle-ci se défendait en demandant un maintien dans l’indivision pour vivre dans cette maison avec quatre de leurs enfants jusqu’à la majorité de leur plus jeune fils ce qui correspondait à un maintien de six ans. La cour d’appel accepte ce maintien, car elle ne dispose pas des ressources nécessaires à la location d’un appartement suffisamment grand pour y faire vivre les quatre enfants, mais uniquement pour cinq ans en rappelant qu’un renouvellement pourra être possible.

Enfin, si le juge accepte la demande, il pourra déterminer les conditions de modalités et de durée du maintien.

Le maintien forcé dans l’indivision est un mécanisme très intéressant pour madame Lucette : s’il est prononcé, elle pourra continuer à vivre seule dans sa luxueuse maison de 200 m2 (le juge du fond peut décider d’une occupation exclusive de la maison en contrepartie d’une indemnité d’occupation dont il aura décidé du montant) tandis que ses belles-filles devront continuer à payer certains frais engendrés par la maison au prorata de leur quote-part. Par exemple, la taxe d’habitation incombe à tous les indivisaires même en cas d’occupation privative par l’un d’eux [9]. Elles ne pourront pas vendre la maison (il parait difficile d’obtenir une autorisation judiciaire d’aliéner un bien indivis ayant fait l’objet d’un maintien forcé en indivision) ni sortir de l’indivision (à moins de vendre leur quote-part). 

 

[1] Cass., Civ. 1ère., 3 octobre 2019, n° 18-21200

[2] Cass., Civ. 1ère, 22 mai 2007, n°05-12800

[3] Cass., Civ. 1ère, 7 juin 2006, n° 04-14735

[4] CA Paris, 19 mars 2014, n° RG 12/22557 et CA Toulouse, 3 juillet 2018, n° RG 16/06251

[5] Cass., Civ. 1ère, 21 juillet 1980, n° 1980-705069

[6] Cass., Civ. 1ère, 14 mars 1984, n° 83-10.196

[7] Cass., Civ. 1ère, 12 juillet 2007, n° 16-20.91

[8] CA Douai, 1 juin 2017, n° RG 355/2017  

[9] Cass., Civ. 1ère, 5 décembre 2018, n°17-31.189.