
Les droits des héritiers sur la sellette

Faut-il en finir avec la réserve héréditaire ? C’est sur cette question que s’est penché le groupe de travail missionné par la Chancellerie. Leur rapport, codirigé par l’universitaire Cécile Pérès, professeure de droit privé à l’Université de Paris II, membre du laboratoire de sociologie juridique, et le notaire Philippe Potentier, notaire à Louviers et directeur de l’Institut d’études juridiques du Conseil supérieur du notariat, formule 54 propositions destinées à faire évoluer le mécanisme de la réserve héréditaire.
Des règles très discutées. Chacun peut librement disposer de son patrimoine que ce soit sous forme de donation ou par voie successorale. Mais ce principe souffre une exception de taille, la réserve héréditaire, correspondant à la fraction de patrimoine qui doit obligatoirement revenir aux héritiers réservataires : les descendants de l’intéressé, ou le conjoint survivant si le défunt ne laisse pas de descendants.
Conformément aux règles du Code civil, la quotité disponible - la fraction du patrimoine dont on peut disposer librement - correspond à la moitié des biens du disposant en présence d’un enfant, le tiers en présence de deux enfants et le quart à partir de trois enfants.
Lorsque, le montant donné ou légué dépasse le montant de la quotité disponible, la libéralité doit être réduite au bénéfice de la réserve héréditaire au moment de l'ouverture de la succession. « Le groupe de travail s’est emparé d’un sujet très discuté actuellement, commente Arlette Darmon, notaire à paris et présidente du groupe Monassier. Les défenseurs de la liberté absolue de disposer s’affrontent avec les garants de la tradition successorale française, dont la réserve héréditaire est un des symboles ». Les premiers souhaitent faire évoluer ses règles au regard des nouvelles configurations familiales. Ils estiment également qu’elle peut constituer un frein à la transmission d’entreprises et au financement d’actions d’intérêt général. Un constat partagé à l’automne dernier par le secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse Gabriel Attal pour qui, « la réserve héréditaire peut constituer un frein à la générosité des Français » et représenter un facteur d’insécurité juridique pour les legs effectués au profit des acteurs du secteur associatif.
Un principe battu en brèche. Des mécanismes existent déjà pour échapper aux règles de la réserve héréditaire, notamment via l’utilisation de la renonciation anticipée à l’action en réduction (RAAR) des libéralités excédant la quotité disponible, pour avantager un enfant plus fragile ou doter une fondation ou une association par exemple. Il est également possible de contourner, dans une certaine limite, les règles successorales en utilisant l’assurance vie. Conformément aux règles du Code des assurances, le capital ou la rente versés au titre d'une assurance vie souscrite au bénéfice d'un tiers ne font pas partie de la succession du défunt et ne sont donc soumis ni aux règles du rapport à succession, ni à celles de la réduction pour atteinte à la réserve des héritiers du contractant. La souscription d'un contrat d'assurance vie au bénéfice d'un tiers permet en effet de contourner la réserve et priver ainsi les héritiers réservataires d'une part qui devrait leur revenir, pour gratifier un proche, un conjoint ou encore un concubin.
Pour ceux dont le patrimoine est soumis à plusieurs juridictions nationales, il est également possible d’utiliser les règles successorales, afin d’échapper aux règles du droit français, comme le montre l’affaire Johnny Hallyday, actuellement pendante devant les tribunaux. Les détracteurs de la réserve héréditaire s’appuient sur ces exemples pour questionner la pertinence de son maintien dans notre droit.
Un mécanisme protecteur. Les experts missionnés par la Chancellerie rappellent le rôle majeur joué par la réserve héréditaire en France mais aussi dans le monde. Si la réserve héréditaire est inscrite dans le Code Civil dès son origine, elle a constamment évolué au cours du temps. Elle ne constitue pas une singularité française, mais est, au contraire, très répandue dans le monde.
Elle existe dans la quasi-totalité des droits de tradition civiliste. Dans certains pays, notamment en Allemagne, elle a même une valeur constitutionnelle. « Si le contentieux successoral est marginal dans notre pays, cela tient notamment au fait que la réserve héréditaire fixe, dans la loi, des bornes claires et connues de tous à la liberté de disposer gratuitement de ses biens », concluent les experts missionnés par la Chancellerie. « On a tort de considérer la réserve héréditaire comme un frein à la liberté de tester », approuve Arlette Darmon. Aux États-Unis où ce mécanisme n’existe pas, les revendications des enfants lésés trouvent leur issue devant le juge et souvent avec succès. En France, nous avons un mécanisme d’encadrement, protecteur de la famille qui prévient la naissance de ces contentieux.
Ne pas fragiliser la filiation. Le rapport conclut fermement à la nécessité de maintenir la réserve héréditaire pour les descendants. « Le groupe de travail souligne à juste titre l’attachement des Français à cette règle, ainsi qu’aux valeurs dont elle porte le symbole », commente Arlette Darmon. Pour ces experts, elle contribue à la construction de l’identité de l’enfant et à son statut juridique. « Supprimer la réserve héréditaire reviendrait à fragiliser grandement la filiation elle-même, à l’heure où elle devient plus élective, et à méconnaître l’intérêt de l’enfant », souligne le rapport.
Pour Arlette Darmon, « ce mécanisme constitue également une protection précieuse contre les risques de captation d’héritage des personnes âgées. Un atout à un moment où l’allongement de la durée de vie et le vieillissement de la population transforment la pyramide des âges ».
Affirmer que la réserve héréditaire des descendants est d’ordre public international permettrait d’en renforcer les effets. Les règles de l’assurance vie pourraient également être modifiées afin de réintégrer l’assurance vie dans le calcul de la réserve héréditaire et de la quotité disponible. Aucune réforme fiscale de l’assurance vie n’est en revanche envisagée.
Faire évoluer la quotité disponible. Le groupe de travail propose de faire évoluer la réserve héréditaire dans un sens libéral, en augmentant la quotité disponible. Il préconise à cet égard de limiter à deux branches le montant de la réserve afin qu’elle soit au maximum de la moitié de la succession en présence d’un enfant et des deux tiers dès la présence de deux enfants ou plus, ce qui permettrait de disposer d’une quotité disponible d’un montant minimum d’un tiers contre un quart actuellement en présence de trois enfants.
En revanche, aucune limite de la réserve en fonction de la fortune du défunt n’est suggérée. Ces ajustements permettraient de répondre efficacement aux impératifs du développement des libertés philanthropiques, sans nécessité d’autre réforme ad hoc, laquelle n’est d’ailleurs pas souhaitée par le secteur, soulignent les experts.
S’adapter aux configurations familiales. Le groupe de travail apparaît beaucoup plus réservé à l’égard de la réserve du conjoint survivant qui est d’apparition récente dans notre droit et qu’il propose purement et simplement de supprimer.
Une évolution est jugée nécessaire au regard des évolutions du mariage, « un lien juridique électif, soluble et fragilisé par la très grande facilité avec laquelle le divorce peut être aujourd’hui obtenu. »
Les droits du conjoint survivant seraient en contrepartie renforcés. Si la réserve du conjoint était maintenue, elle serait limitée au quart en propriété ou à la moitié en usufruit. Une évolution saluée par la spécialiste du droit de la famille pour qui « il existe d’autres moyens très efficaces pour protéger un conjoint survivant comme un aménagement du régime matrimonial par exemple ».
Pacte de famille. Le groupe de travail propose en outre de faire évoluer la RAAR pour en faire un véritable pacte de famille « qui ferait de la libéralité le fruit d’une stratégie patrimoniale d’ensemble, coordonnée et négociée ». « Une très bonne piste de réforme », commente la notaire. Enfin, des ajustements sont également évoqués pour les donations partages ainsi que pour les libertés graduelles et résiduelles ou encore pour les mécanismes de sanction de la réserve héréditaire.