
Le datamining est l’avenir du contrôle fiscal

Le ministre des Comptes publics a déclaré le 13 septembre dernier lors de la conférence « Lutter contre la fraude : la fin des tabous », « qu’il ne disposait d’aucun chiffre pas plus officieux, qu’officiel » pour évaluer ce que la fraude fiscale coûtait à la France. Aux dires de Gérald Darmanin : « l’évaluation de la fraude constitue depuis des temps immémoriaux un vrai tabou à Bercy ». Dans ces conditions, l’attention se reporte inéluctablement sur le nombre de contrôles fiscaux et sur les montants redressés, seuls baromètres du manque à gagner fiscal et social de l’État. Une lutte contre la fraude qui justifie les moyens déployés par l'administration pour optimiser l'exploitation des données qu'elle stocke.
Tendance. L’administration fiscale a notifié en 2017 environ 18 milliards d’euros de droits et de pénalités après contrôle, étant précisé que 1,3 milliard d’euros proviennent du travail du service de traitement des déclarations rectificatives (STDR). Entre 2014 et 2017, ce service a drainé 51.000 dossiers de régularisation déposés par des contribuables détenant des avoirs fiscaux non déclarés à l'étranger et huit milliards d'euros de recettes fiscales. En fin d’année, 13,5 milliards d’euros avaient été mis en recouvrement.
Aux yeux d’Éric Lesprit, avocat associé du cabinet Taj, les résultats des contrôles sont frappants. « Deux éléments se détachent : une tendance de fond avec une croissance continue du montant des redressements entre 2013 et 2015, et une augmentation sensible des perquisitions fiscales. Quant à l’exceptionnelle baisse des redressements entre 2016 et 2017, celle-ci s’explique par l’effet STDR et l’absence de récurrence de certaines opérations d'envergure menées les années précédentes. Pour autant, l’administration fiscale reste particulièrement offensive et cette tendance va se maintenir », observe l’avocat.
Cibles. En théorie, tout contribuable est susceptible de faire l’objet d’un contrôle sur pièces ou sur place, « tout en gardant en tête que l’administration fiscale engage rarement un contrôle au hasard sans avoir collecté un certain nombre d’informations sur le contribuable », indique Éric Lesprit. De manière générale, la programmation des contrôles fiscaux est basée sur des critères que Bercy ne divulgue pas et qui varient d’une année sur l’autre. D’expérience, Corinne Dadi, avocate associée du cabinet Stehlin & Associés, explique que certaines opérations sont susceptibles de retenir l’attention de l’administration : « les transmissions par cession, donation ou succession intéressent les contrôleurs aussi bien en matière d’impôt sur le revenu que de droits de mutation. Les cessions d’entreprises qui dégagent d’importantes plus-values et qui autorisent l’application d’abattements fiscaux sont des dossiers typiques ». Des transferts qui sont aussi l’occasion de vérifier les valeurs précédemment déclarées à l’impôt sur la fortune (ISF), et le cas échéant qui pourront conduire au redressement en cas de sous-évaluation des actifs cédés ou reçus. « Les Français non-résidents, bien que peu nombreux au regard du total des contribuables, sont aussi une population sensible pour l’administration, car ils concentrent d’importants patrimoines », ce qui n’est pas sans rappeler la notion de contribuables« à fort enjeu ».
« Dossiers à fort enjeu ». Les dernières parutions de la presse généraliste identifient comme étant « à fort enjeu » les contribuables dont le revenu brut est supérieur à 270.000 euros, ou qui possèderaient un patrimoine brut imposable à l’impôt sur la fortune (ISF) de plus de trois millions d’euros. Un critère qui ne prend d’ailleurs pas en compte l’instauration de l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) alors que ces chiffres sont cités pour la période 2016-2018. « L’administration fiscale est d’autant plus attentive aux personnes à forts revenus et hauts patrimoines qu’elle a acquis de l’expérience avec la cellule de régularisation. Elle a eu par ce biais connaissance de nombreux montages avec pour cas emblématique celui des trusts », avise Michel Guichard, avocat associé du cabinet Taj.
Que dire des « dossiers à très fort enjeu » ? Des dossiers qui viseraient les contribuables dont les revenus bruts sont supérieurs à deux millions d’euros ou dont l’actif brut imposable à l’ISF serait supérieur à 15 millions d’euros. Après que la rédaction a sollicité la DGFiP pour éclaircir cette notion, la Direction des finances a confirmé que « les personnes physiques dont le dossier fiscal est considéré comme étant à très fort enjeu (ce qu'on appelle les “gros dossiers”) sont vérifiés par la DNVSF, un département dédié au contrôle fiscal externe des personnes physiques (à l'exclusion des professionnels) dont le revenu global dépasse 762.000 euros, plus-values comprises, et /ou la valeur brute de leur patrimoine est supérieure à 6.900.000 euros ». Indépendamment de ces seuils, « ce peut-être aussi la complexité d'un dossier (liée au montant, à la nature et à la diversité des revenus) ou encore la notoriété du contribuable qui justifie le rattachement de son dossier à ce service ». Ces personnes comme les contribuables à fort enjeu sont contrôlés – sur pièces ou sur place – tous les trois ans pour faire échec aux délais de prescription applicables en matière d'impôt sur le revenu.
Durcissement généralisé des contrôles. L’ensemble des professionnels interrogés constatent que les sanctions appliquées lors des contrôles sont de plus en plus sévères. Michel Guichard illustre ce phénomène par « l’usage renforcé de la pénalité de 40 % pour mauvaise foi, les services de vérification présumant que tout manquement serait le fruit d’un comportement délibéré, ce dont l’administration fiscale se défend ». À ce sujet, la DGFiP a annoncé qu’en 2017 « les opérations sur place répressives – à savoir celles qui ont généré des pénalités de 40 % et plus – représentaient environ 30 % du total du contrôle sur place . » Une pratique que l’avocat met en perspective avec un ancien audit de la Cour des comptes qui estimait « que l’administration utilisait simplement les intérêts de retard et pas suffisamment les sanctions fiscales en comparaison avec les standards des autres pays européens ». Un message entendu par l’administration. Autre élément : la multiplication des perquisitions fiscales dans les grandes entreprises est également un indicateur du volontarisme de l’administration, selon les avocats du cabinet Taj. « Une technique utilisée par certains vérificateurs, qui insatisfaits de leur procédure de contrôle, utilisent la perquisition pour obtenir davantage de renseignements, a fortiori dans des examens de comptabilité où les vérifications sont plus pointues ». Des méthodes qui contrastent avec l’esprit de la loi pour un État au service d’une société de confiance (1) (ESSOC), entrée en vigueur le 12 août 2018, qui renforce le droit à l’erreur et apporte aux contribuables de nouvelles possibilités de régularisation. C'est dans ce cadre que le législateur a aménagé le rescrit contrôle.
Nicolas Ballet,
Avocat associé du cabinet Degroux Brugère
Rescrit contrôle. Prévu par la doctrine, la loi ESSOC légalise ce rescrit et l'étend aux examens de comptabilité. L’administration fiscale offre déjà la possibilité aux entreprises qui font l’objet d’une vérification de comptabilité de solliciter du contrôleur une validation formelle de certains points examinés lors du contrôle et qui n’ont donné lieu à aucun redressement. Une prise de position qui est opposable aux services de Bercy lors d’un contrôle ultérieur tant que la situation du contribuable ou que les textes restent inchangés. Nicolas Ballet, avocat associé du cabinet Degroux Brugère, est sceptique sur la portée de cette mesure. « Il n’est pas dans l’esprit du vérificateur de donner des garanties aux contribuables. L’administration fiscale ne se comporte pas comme un service public de conseil, mais plutôt comme un organe de contrôle chargé de défendre les intérêts du Trésor », constate l’avocat. Pour cette raison, le cabinet n’a jamais utilisé ce dispositif. « Il y a un effet pervers au rescrit. De deux choses l’une : soit le point soulevé ne fait pas débat et dans ce cas il n’y a pas besoin de garantie, soit il y a un sujet et l’on peut craindre que le contrôleur refuse de se positionner sur la question ou qu’ il rectifie le point soulevé ». À l’inverse, Jean-Pierre Lieb, avocat associé du cabinet E&Y Société d'Avocats, croit en l’utilité du rescrit « qui ne peut qu’améliorer la sécurité juridique des entreprises.
Il appartient aux vérificateurs d’apporter une réponse claire, engageante et protectrice pour le contribuable ». Étant précisé que les premiers décrets d’application ne paraîtront qu’en octobre 2018. « Pour le moment, la loi reste muette sur les modalités d’application des intérêts de retard et des majorations encourues après un rescrit. Si l’on se place dans la logique du texte, il serait légitime d’appliquer au contribuable qui utilise le rescrit le même traitement que celui appliqué à la régularisation spontanée », souligne l’avocat.
Extension du champ de la rectification spontanée. Si l’administration détecte lors d’une vérification ou d’un examen de comptabilité un manquement commis de bonne foi, l’entreprise a la possibilité de rectifier son erreur en contrepartie du paiement d’un intérêt de retard réduit de 30 %, soit 0,14 % par mois. La loi ESSOC étend ce dispositif aux particuliers qui font l’objet de contrôles sur pièces ou d'examens contradictoires de la situation fiscale personnelle. Le texte institue également une nouvelle réduction de 50 % en faveur du contribuable de bonne foi qui rectifie spontanément une insuffisance de déclaration en dehors de toute procédure de contrôle. À noter que la réduction de moitié des intérêts de retard n’est applicable qu’aux erreurs et omissions de bonne foi. Le retard ou le défaut de déclaration (ou de paiement) ne bénéficie pas de ce traitement.
Absence de rehaussement. La nouvelle loi instaure également une garantie en vertu de laquelle tous les points examinés lors du contrôle d’une entreprise ou d’un particulier et n’ayant pas fait l’objet d’une rectification sont désormais réputés comme tacitement validés par l’administration fiscale. Le contribuable peut alors se prévaloir de cette validation lors de contrôles ultérieurs portant sur le même point. « Le problème, c’est que le texte a été vidé de sa substance parce que les parlementaires n’ont pas su se mettre d’accord sur la mise en pratique de cette règle », déplore Nicolas Ballet. « Pour que l’absence de redressement soit effectivement opposable, le législateur impose au vérificateur de mentionner expressément les points qu’il a examinés et qui n’ont pas fait l’objet d’un redressement. Seulement l'établissement de cette liste et son contenu sont laissés à la discrétion de l’agent. Autant dire que cette garantie est sans portée et que la réforme est mort-née, elle reste pour le symbole », juge Nicolas Ballet. La loi ESSOC valide en définitive des mesures de faible portée, alors qu’un nouveau projet de loi contre la fraude est déjà en discussion devant les parlementaires. Ce que confirme Jean-Pierre Lieb, qui constate « qu’en mettant en perspective les mesures prises ces dix dernières années pour accroître les pouvoirs d’investigation, de contrôle et de sanction de l’administration fiscale avec les dispositions qui ont été votées pour améliorer les droits ou la sécurité juridique des contribuables, le déséquilibre est patent ».
La polémique du « verrou de Bercy ». Dans le cadre du projet de loi contre la fraude fiscale, les députés ont voté en séance - entre autres mesures - l’aménagement du dispositif mettant fin au monopole de Bercy, qui ne peut déposer plainte pour fraude fiscale qu’après avis conforme de la Commission des infractions fiscales (CIF). Alors que le texte initial ne contenait aucune mesure relative au verrou, la commission des Finances du Sénat a introduit un article additionnel au projet de loi « pour remplacer ce mécanisme par un dispositif plus transparent et objectif », selon les termes du rapporteur général, qui critique « le nombre important de dossiers que l’administration fiscale ne transmet pas à la CIF » (voir tableau ci-dessous).
Texte voté à l'Assemblée. Les députés ont validé un dispositif de transmission automatique au parquet des dossiers donnant lieu à une pénalité de 40 % pour manquement délibéré et dont le montant des droits est supérieur à 100.000 euros, sous réserve que le contribuable ait déjà été condamné au cours des six dernières années civiles à des pénalités de 40, 80 ou 100 %. Les députés ont précisé qu’une éventuelle transaction fiscale sur les majorations appliquées ne peut pas avoir pour effet d’exclure un dossier de la liste des affaires qui doivent être transmises au procureur de la République. Ces mesures seront applicables aux personnes qui ont reçu une proposition de rectification à compter de l’entrée en vigueur de l'article et non pas sur les stocks de dossiers. Pour autant le dispositif actuel subsiste puisque Bercy conserve le monopole des poursuites pour les dossiers de moins de 100.000 euros.
Corinne Dadi,
Avocate associée du cabinet Stehlin & Associés
Avis des professionnels. Nicolas Ballet admet que « ce verrou était une curiosité. Il est légitime que le parquet puisse s’emparer d’un dossier fiscal, même si cela représente plus de risques pour les contribuables d’être poursuivis. Il faudrait également que cette réforme s’accompagne d’un mécanisme prévoyant que le juge de l’impôt se prononce toujours avant le juge pénal pour éviter des situations où des condamnations pénales précéderaient des dégrèvements finalement décidés par le juge fiscal ». Un avis qui tranche avec celui de Corinne Dadi selon qui « il n’y avait pas lieu de modifier le “verrou de Bercy” dans son principe, à une différence près qui consistait à faire évoluer la composition de l’actuelle CIF en y intégrant des représentants des contribuables ». Aujourd’hui la Commission est constituée exclusivement de hauts magistrats et de quatre personnalités qualifiées désignées par les présidents des deux Assemblées parlementaires, « ce qui n’est peut-être pas étranger au nombre d'avis conformes rendus par la CIF qui suit dans plus de 90 % des cas les avis de l’administration fiscale ». Son confrère Jean-Pierre Lieb s’insurge contre cette réforme au motif « qu’elle ouvre la porte à une systématisation de la pénalisation des affaires fiscales. Dessaisir l’administration fiscale de son pouvoir de décision au profit de parquets ou de magistrats qui ne sont pas des spécialistes des questions fiscales est un mauvais choix institutionnel. Une décision qui va créer davantage d’insécurité juridique dans un contexte où la fiscalité est plus compliquée ». Une extension des poursuites et une possible inflation des contentieux qui ne sont pas sans poser quelque question budgétaire.
Coût du contentieux. Ce sont 22.900 affaires que Bercy a déposées sur le bureau des juges administratifs et judiciaires en 2017. À ce sujet, la Cour des comptes a répertorié les séries de contentieux fiscaux (précompte mobilier, De Ruyter, STERIA, taxe sur les dividendes) et a souligné leur rôle dans la fragilisation des recettes de l’État. En 2017, celui-ci a budgété des provisions pour litiges qui retracent l’ensemble des contentieux fiscaux, soit 20,3 milliards d’euros, dont les contentieux fiscaux de série pour 10,5 milliards d’euros (voir tableau ci-dessus). De budget il en est aussi question dans la modernisation des outils informatiques de l’administration fiscale. Le ministre des Comptes publics a annoncé sur ce point qu’une nouvelle dotation serait allouée à Bercy.
Détection et datamining. Gérald Darmanin le reconnaît : « les données fiscales et sociales dont disposent son administration sont une mine d’or sous-exploitée ». Pour y remédier, Bercy a annoncé le déblocage de 20 millions d’euros pour renforcer le datamining. « L’administration fiscale s’est convaincue un peu tardivement des potentialités des nouvelles technologies. Les premiers débats en la matière datent de 1997, sans pour autant que le sujet ait été pris à bras le corps », relève Jean-Pierre Lieb. « À l’heure actuelle, les différentes bases de données de Bercy évoluent en vase clos avec ses propres logiciels de données. Bien que le fisc soit en mesure de stocker des masses importantes de données, il n’y a aucun recoupement global et systématique entre ces outils », constate au quotidien Arnaud Tailfer, counsel du cabinet Arkwood. C’est pour cela que la mission Requêtes et valorisation (MRV) dirigée par Philippe Schall apporte son appui méthodologique à la DGFIP, depuis fin 2013. Ce bureau est chargé de développer les outils d'analyse permettant une identification plus rapide des situations de fraude en réunissant l’ensemble des travaux de contrôle fiscal dans une seule base établie à l'aide de la technologie dite du « lac de données ». En faisant collaborer fiscalistes, informaticiens et datascientists, Bercy s’assure un meilleur ciblage des opérations de contrôles et un croisement optimal des informations.
Le projet « lac de données ». Selon les déclarations de Philippe Schall dans Le Monde de l’informatique « jusqu’à maintenant, on demandait à des vérificateurs de donner des critères de fraudes pour essayer de dénicher les fraudeurs. Aujourd’hui, les analyses vont pouvoir porter sur les dizaines de milliers de contrôles et l’expérience de plusieurs milliers de vérificateurs de la DGFiP. Par exemple, sur une population x, les datascientists vont isoler les personnes contrôlées précédemment par l’administration. Et selon les critères de fraudes donnés, ils vont pouvoir isoler une population à risque et dresser un portrait-robot des personnes susceptibles de frauder. Cette zone de risque est ensuite reportée à la population non contrôlée par la DGFiP. La liste de ces personnes comprises dans cette zone rouge est ensuite transmise aux services de contrôle qui prennent la décision ou non d’engager une procédure ».
Croisement des données. L’administration fiscale a déjà annoncé la mise au point d’un outil permettant de traiter les données dites « non structurées » qui se présentent sous forme d’images ou de textes. Un programme qui permettra par exemple d’analyser les actes notariés ou ceux sous seing privés pour retracer les opérations patrimoniales que la DGFiP stocke sans pouvoir les exploiter. De l’avis de Michel Guichard et d'Éric Lesprit : « le fisc français doit être au sein de l’Union européenne une des administrations qui dispose du plus d’informations sur ses contribuables compte tenu du nombre de déclarations qui sont déposées et des systèmes informatiques – certes perfectibles – mis en place. Objectivement, des outils comme le fichier des contrats de capitalisation et d'assurance vie (Ficovie), le fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba) ou la base Patrim, utilisée pour estimer un bien immobilier, permettent de collecter une masse d’informations importantes. Ce qui explique qu'ils nous soient enviés par les administrations étrangères ».
(1) Loi n° 2018-727 du 10 août 2018 pour un État au service d'une société de confiance.