Le Conseil d’Etat ne transige pas avec l’AMF

Philippe Gianviti, avocat à la Cour, cabinet NMW
Le Conseil d’Etat a précisé les règles de fonctionnement de la procédure de composition administrative

A l’occasion d’un arrêt en date du 20 mars 2020, le Conseil d’Etat précise les règles de fonctionnement de la composition administrative de l’AMF, en reconnaissant de larges pouvoirs d’appréciation à la commission des sanctions saisie en vue de l’homologation des accords transactionnels négociés avec l’AMF. L’arrêt, en apparence favorable aux justiciables, soulève néanmoins quelques interrogations au regard des principes posés par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH).

La composition administrative est une procédure transactionnelle permettant à l’Autorité des marchés financiers (AMF) de proposer une sanction négociée aux auteurs des manquements constatés à la suite d’une enquête ou d’un contrôle et relevant de sa compétence.  Elle se substitue, si elle est validée par le collège et homologuée par la commission des sanctions de l’AMF, à la procédure classique de poursuite disciplinaire devant cette même commission.

Cette procédure, dont les principes ont été posés par l’article L. 621-14-1 du Code monétaire et financier, a été introduite à l’initiative du rapporteur du Sénat et à la demande du président de l’AMF, lors de l’examen de la loi n° 2010-1249 du 22 octobre 2010 de régulation bancaire et financière. Conçue comme un véritable « pouvoir de transaction » conféré à l’AMF, elle ne « fait intervenir le juge à aucun moment, le dispositif privilégiant [...] la rapidité de la procédure et son caractère strictement administratif » (Rapport Chartier, n° 2848, 7 octobre 2010). Initialement cantonnée aux manquements les moins graves, la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 en a considérablement élargi son domaine en l’étendant aux abus de marché, de telle sorte que l’AMF peut aujourd’hui transiger dans l’ensemble de ses périmètres d’intervention, sauf refus de coopération lors de l’enquête par les personnes poursuivies.

La composition administrative a presque 10 ans aujourd’hui et reste une procédure d’exception. Elle n’a jamais supplanté la procédure de droit commun. Le dernier rapport de l’AMF révèle en effet que, pour l’année 2019, le recours à la composition administrative reste parcimonieux. L’an dernier, l’AMF a signé 7 accords transactionnels portant sur un total de 1.650.000 euros, alors que sur cette même période, sa commission des sanctions a prononcé 19 décisions de sanction portant sur un montant total de 32.320.000 euros.

Les textes organisant le fonctionnement de la composition administrative sont peu nombreux et laconiques. La partie législative du code monétaire et financier ne lui consacre que le seul article L. 621-14-1. Quant à la partie réglementaire (art. R. 621-37-1 et s. du code monétaire et financier) et au règlement intérieur de la commission des sanctions, ils sont à peine plus loquaces.

La composition administrative ne paraît pas avoir donné lieu à jurisprudence, à l’exception notable d’une décision récente du Conseil d’État rendue en assemblée le 20 mars 2020, n° 422186, Arkéa Direct Bank) qui, dans un contexte procédural particulier, a précisé l’étendue des fonctions de la commission des sanctions saisie d’une demande d’homologation d’une composition administrative, ainsi que la nature juridique de ses prérogatives.

 

1. Le contexte procédural

En l’espèce, des enquêteurs de l’AMF avaient mené une mission de contrôle dans les locaux d’une banque prestataire de services d’investissement (PSl) en application de l’article 143-1 du Règlement général de l’AMF. Les enquêteurs ayant formulé des observations sur les défaillances du PSl, l’AMF a notifié à ce dernier plusieurs griefs tirés de la méconnaissance de dispositions du code monétaire et financier et du règlement général de l’AMF relatives aux modalités de réception, transmission et conservation d’ordres de clients portant sur des instruments financiers.

Le secrétaire général de l’AMF a alors proposé une entrée en voie de composition administrative au PSI, qui l’a acceptée. Après cinq mois de négociation, l’AMF et le PSI sont parvenus à un accord aux termes duquel le PSI a accepté de verser une somme de 220.000 euros au Trésor public et de prendre un ensemble d’engagements visant à remédier aux défaillances constatées.

L’accord négocié et signé par le secrétaire général de l’AMF a été validé quelques semaines plus tard par le collège de l’AMF et transmis pour homologation à la commission des sanctions. Celle-ci a toutefois refusé de prononcer l’homologation au motif que « les griefs soulèvent des questions nouvelles sur le fond qui doivent être tranchées par la commission des sanctions ». Le président de l’AMF a alors saisi le Conseil d’État d’un recours en vue de faire annuler le refus d’homologation et d’obtenir, le cas échéant, une homologation par le Conseil d’Etat. Le PSI a déposé une requête tendant aux mêmes fins.

La compétence des juridictions administratives pour connaître des recours contre les décisions prises par l’AMF, y compris les sanctions prononcées à l’encontre des professionnels soumis au contrôle de celle-ci, résulte de l’article L. 621-30 du Code monétaire et financier. L’article R. 311-1 du Code de justice administrative et l’article R. 621-45 du Code monétaire et financier reconnaissent, quant à eux, au sein de l’organisation des juridictions administratives, la compétence du Conseil d’État pour examiner en premier et dernier ressort les recours dirigés contre les décisions prises par l’AMF au titre de sa mission de contrôle ou de régulation.

Absente de la procédure, la commission des sanctions a néanmoins été invitée par le Conseil d’Etat à présenter des explications sur son refus d’homologation. Par ailleurs, l’Agence française de lutte contre le dopage, estimant que le refus d’homologation par la commission des sanctions de l’AMF, était de nature à avoir des conséquences négatives sur sa propre procédure de composition administrative, est intervenue à la procédure en vue de faire entendre son point de vue. Son recours a cependant été déclaré irrecevable par le Conseil d’État, qui a considéré qu’elle ne faisait pas partie des personnes mentionnées à l’article L. 621-30 du Code monétaire et financier, qui réserve la possibilité d’un recours aux « personnes sanctionnées » et au « président de l’Autorité des marchés financiers, après accord du collège ».

 

2. Les pouvoirs d’appréciation de la commission des sanctions

Appelé à se prononcer sur l’étendue des pouvoirs d’appréciation dont dispose la commission des sanctions, le Conseil d’État a constaté que la loi n’avait pas tracé de limites ou posé de conditions particulières quant à l’exercice du pouvoir d’appréciation confié à la commission des sanctions lorsqu’elle est saisie en vue d’homologuer un accord de composition administrative.

Le Conseil d’État a déduit de l’absence de dispositions particulières prévues par la loi que le pouvoir réglementaire n’était pas tenu de fixer des critères d’appréciation à la commission des sanctions. Les dispositions réglementaires du code monétaire et financier sur la composition administrative, qui n’apportent que peu de précisions au regard des principes posés par la loi, ont donc été jugées conformes à celle-ci.

Les requérants n’ayant pas soulevé de question prioritaire de constitutionnalité pour contester la conformité de la loi à la Constitution, le Conseil constitutionnel n’a pas été saisi afin d’apprécier ce point.

Le Conseil d’État a néanmoins rappelé que l’AMF pouvait apporter « des précisions, notamment par des lignes directrices, sur la pratique qu’elle entend suivre en matière de composition administrative, ceci afin d’assurer notamment à cette procédure une meilleure prévisibilité à l’égard des professionnels concernés ». En effet, aux termes de l’article L. 621-6 du code monétaire et financier, il appartient à l’AMF d’adopter un règlement général pour l’exécution de ses missions, sous réserve de son homologation par arrêté du ministre chargé de l’économie. L’AMF peut donc préciser, dans son règlement général, les conditions d’homologation de la composition administrative.

De l’absence de limites et conditions légales, le Conseil d’État a également opéré une deuxième déduction. Il a considéré que la commission des sanctions pouvait choisir d’homologuer ou non l’accord de composition administrative avec une très grande marge d’appréciation. En d’autres termes, elle n’est pas tenue par une compétence liée.

L’absence de limites posées par la loi ne signifie pas pour autant un arbitraire absolu et le Conseil d’État a pris le soin de préciser l’étendue des fonctions de la commission des sanctions dans l’exercice de sa mission d’homologation. Ainsi, la commission doit s’assurer de la régularité de la procédure de composition administrative, de l’exactitude matérielle des faits rapportés et du respect des dispositions relatives aux obligations auxquelles sont soumises les personnes relevant du contrôle de l’AMF (l’arrêt ne visant curieusement, et probablement par erreur, que les personnes soumises au démarchage).

La commission des sanctions doit également s’assurer du caractère « approprié » de l’accord de composition administrative au « regard de l’exigence de répression des manquements commis par les professionnels ». Elle peut notamment considérer que les faits reprochés soulèvent une question nouvelle qu’il lui appartient de trancher à l’issue d’une procédure contradictoire.

En l’espèce, la commission des sanctions avait refusé l’homologation au motif, très allusivement évoqué dans l’arrêt du Conseil d’Etat du 20 mars 2020, que l’accord de composition administrative portait sur un manquement à une simple recommandation de l’AMF et non sur un manquement à une règle, ce qui aurait été de nature à soulever un problème de légalité de la sanction proposée par le collège de l’AMF.

Le Conseil d’Etat a eu l’occasion de rappeler le principe de légalité des délits et des peines, notamment des sanctions de la commission prononcées en application de l’article L. 621-15 du Code monétaire et financier, dans un précédent arrêt du 18 février 2011 (Cons. d’Etat, 6e et 1re s.-s., 18 février 2011, n° 322786, Banque d’Orsay). La règle en cause doit être, selon cet arrêt, « suffisamment claire, de sorte qu’il apparaisse de façon raisonnablement prévisible par les professionnels concernés, eu égard aux textes définissant leurs obligations professionnelles et à l’interprétation en ayant été donnée jusqu’alors par l’AMF ou la commission des sanctions, que le comportement litigieux constitue un manquement à ces obligations, susceptible comme tel d’être sanctionné en application de l’article L. 621-15 du Code monétaire et financier ». Or le II de l’article L. 621-15 du Code monétaire et financier pose le principe que seuls les manquements à des obligations professionnelles « définies par les règlements européens, les lois, règlements et règles professionnelles approuvées par l’Autorité des marchés financiers » peuvent faire l’objet de sanctions. Une simple recommandation ne reposant ni sur un règlement européen, ni sur une loi, ni sur un règlement, ni sur une règle professionnelle approuvée par l’Autorité des marchés ne répond pas aux conditions posées à l’article L. 621-15 du Code monétaire et financier pour faire l’objet de poursuites et de sanctions.

 

3. La nature juridictionnelle de l’homologation

Le Conseil d’État, dans sa décision du 20 mars 2020, a considéré que le refus d’homologation par la commission des sanctions ne relevait pas de la liste des actes individuels nécessitant une motivation en application de l’article L. 211-2 du code des relations entre le public et l’administration et la mise en œuvre d’une procédure contradictoire préalable au sens de l’article L. 121-1 du même code.

La haute Assemblée a toutefois affirmé que la décision refusant l’homologation devait indiquer le motif justifiant le refus, en s’appuyant non pas sur les dispositions du code des relations entre le public et l’administration (silencieuses sur le refus d’homologation par la commission des sanctions de l’AMF) mais sur « l’ensemble des dispositions du code monétaire et financier », pourtant muettes à cet égard, et en ajoutant que la motivation devait être indiquée « même de manière succincte pour ne pas risquer de préjuger l’appréciation » que la commission des sanctions pourrait porter « ensuite sur le bien-fondé des griefs notifiés ou sur le quantum de la sanction éventuelle ».

Au travers de cette formule sibylline, le Conseil d’État fournit une ligne conductrice à la commission des sanctions. La commission ne doit pas trop s’avancer sur le fond du droit au risque sinon de préjuger de l’affaire et même de se contredire entre les motifs adoptés à l’appui de son refus d’homologation et ceux développés lorsqu’elle sera appelée à juger l’affaire. Le Conseil d’Etat a considéré, à cet égard, que la motivation retenue par la commission des sanctions pour justifier son refus dans cette affaire, à savoir que « les griefs soulèvent des questions nouvelles sur le fond qui doivent être tranchées par la commission des sanctions », répondait aux conditions qu’il posait.

Implicitement mais nécessairement, le Conseil d’État a assimilé le refus d’homologation à un simple acte administratif et rejeté la qualification de décision juridictionnelle.

Si le Conseil d’État avait considéré que le refus d’homologation était une décision juridictionnelle, il aurait fait application des principes posés à l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et de l’abondante jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme interprétant leur portée.

D’une part, les tribunaux et, plus largement, les juridictions, doivent en application de ce texte, selon la Cour européenne des droits de l’Homme, motiver leur décision en indiquant « avec une clarté suffisante les motifs sur lesquels ils se fondent » (Cour EDH, 16 décembre 1992, n° 12945/87, Hadjianastassfou c. Grèce). A l’évidence, une motivation rapportée « de manière succincte » ne respecte pas l’exigence posée par la Cour européenne des droits de l’homme.

D’autre part, les tribunaux et juridictions doivent faire respecter une procédure contradictoire, qui « implique en principe la faculté pour les parties à un procès, pénal ou civil, de prendre connaissance de toute pièce ou observation présentée au juge, même par un magistrat indépendant, en vue d’influencer sa décision, et de la discuter » (Cour EDH, 20 février 1996, n° 19075/91, Vermeulen c. Belgique).

Le principe du contradictoire est l’essence même de la fonction de contrôle juridictionnel, au point que dans un avis du 6 décembre 2002 rendu à propos de l’homologation juridictionnelle d’une transaction entre une personne morale de droit public et personne privée, le Conseil d’État a lui-même affirmé que « pour exercer le contrôle qui lui incombe, le juge dirige une instruction contradictoire, écrite ou orale » (Cons. d’Etat, Avis, 6 décembre 2002, n° 249153).

Le Conseil constitutionnel dans une décision du 2 mars 2004 relative à la procédure pénale de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, instituée aux articles 495-1 et suivants du Code de procédure pénale, a considéré que « constitue une décision juridictionnelle l’homologation ou le refus d’homologation par le président du tribunal de grande instance de la peine proposée par le parquet et acceptée par la personne concernée » (Cons. constit., 2 mars 2004, n° DC 2004-492).

Une ancienne circulaire de la Chancellerie du 11 juillet 2001 (CRIM 2001-14 F1/11-07-2001), à propos de la procédure de la composition pénale, a certes adopté une position contraire. Selon le ministère de la justice, la décision d’homologation ou le refus d’homologation du juge « ne présente pas un caractère juridictionnel, mais constitue une décision sui generis ». La circulaire précitée relève que la décision sur l’homologation « n’est en effet pas prise de façon contradictoire, l’audition de la personne n’étant que facultative, sauf demande de l’intéressé, et ne pouvant être considérée comme permettant un débat contradictoire » et ajoute qu’elle « n’est par ailleurs pas motivée » (§ 4.4.).

Cette motivation et la solution qu’elle fonde sont cependant discutables au regard de la décision du Conseil constitutionnel du 2 mars 2004. Une circulaire plus récente de la Chancellerie du 8 avril 2019 (CRIM 2019-7 H3/05-04-2019) présentant les différents modes alternatifs de poursuites en matière pénale a d’ailleurs cessé de les reprendre explicitement.

Les décisions rendues par la commission des sanctions en matière d’homologation ont-elles un caractère juridictionnel ?

L’homologation éventuellement prononcée ne confère sans doute pas à l’accord conclu à la suite de la composition administrative une force exécutoire au même titre qu’un jugement condamnant une partie, la loi n’ayant pas précisé si les engagements pris en vertu de cet accord pouvaient faire l’objet de voies d’exécution. Il n’en demeure pas moins qu’elle le rend contraignant. L’article L. 621-14-1 du Code monétaire et financier prévoit en effet, comme conséquence de la violation des engagements pris, une transmission automatique des faits couverts par l’accord à la commission des sanctions en vue d’ouvrir la procédure de sanction prévue à l’article L. 621-15 du même code.

Quant au refus d’homologation, il n’est clairement pas un simple acte procédural tendant au bon fonctionnement de la procédure de composition administrative. C’est un acte lourd de conséquences puisqu’il met fin à une procédure, celle de la composition administrative, et enclenche l’ouverture de la procédure de poursuites et de sanctions devant la commission des sanctions conformément à l’article L. 621-15 du code monétaire et financier. La demande d’homologation suppose l’exécution d’un contrôle qui permettra d’établir la vérité, réduire le risque d’erreurs et protéger les intérêts en présence. Ce contrôle ne peut s’effectuer correctement sans ouvrir un débat contradictoire qui mettra en lumière tous les éléments de l’affaire soumise à l’autorité appelée à se prononcer.

La nécessité d’organiser un tel contrôle a déjà conduit la Cour européenne des droits de l’Homme à préciser que l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales pouvait s’appliquer à une procédure civile d’homologation de partage réalisé entre notaires et ordonné par un tribunal (Cour EDH, 28 novembre 2000, n° 36350/97, Siegel c. France).

En refusant de reconnaître un caractère contradictoire à la procédure d’homologation par la commission des sanctions, le Conseil d’État dispense celle-ci d’opérer le contrôle qu’elle est pourtant appelée à effectuer. Comment peut-elle notamment s’assurer que les personnes mises en cause n’ont pas subi de pression pour conclure l’accord de composition administrative si elles ne sont pas entendues ? Il n’est pas certain que la Cour européenne des droits de l’Homme, si elle était saisie, suive le Conseil d’État dans son raisonnement.

Les principes que la Cour européenne des droits de l’Homme a dégagés en matière d’homologation civile pourraient, au contraire, être étendus à l’homologation des accords de composition en matière pénale et administrative.