
La jurisprudence consacre de nouvelles libertés
Les jurisprudences novatrices ouvrent parfois aux praticiens de nouvelles voies qu’il appartient d’explorer timidement au début. Avec toutes les précautions d’usage nécessaires, il semble parfaitement possible désormais de grever tout type de bien d’un droit réel conventionnel de jouissance. Voyons les libertés nouvelles qui pourraient en résulter.
LA POSSIBILITÉ DE GREVER TOUT TYPE DE BIEN D’UN DROIT RÉEL CONVENTIONNEL DE JOUISSANCE
Possibilité de faire porter un droit réel conventionnel de jouissance sur un immeuble.
Dans un très important arrêt du 31 octobre 2012 (Cass. 3e civ., 31 oct. 2012, n°11-16.304, FS-P+B+R), la troisième Chambre civile de la Cour de cassation a consacré la liberté de création de droits réels, tout spécialement de jouissance. Cet arrêt condamne ainsi la thèse dite du numerus clausus des droits réels, selon laquelle il est impossible aux parties de créer un droit réel autre que ceux prévus par la loi. Il ouvre un nouveau champ à la liberté contractuelle, autorisant l’élaboration de stratégies patrimoniales innovantes.
Dans l’affaire tranchée, une fondation (la fondation La Maison de Poésie) avait en 1932 vendu un hôtel particulier à une société (la Société des auteurs et compositeurs dramatiques : SACD). Cependant, l’acte de vente réservait un droit réel de jouissance au profit de la fondation venderesse, mentionnant que n’était « pas comprise dans la (…) vente et en (était) au contraire formellement exclue, la jouissance ou l’occupation par (la fondation venderesse) et par elle seule des locaux où elle (était alors) installée (…) et qui dépend(aient) dudit immeuble ». L’acte poursuivait, prévoyant qu’« au cas où (la société acheteuse) le jugerait nécessaire, elle aurait le droit de demander que le deuxième étage et autres locaux occupés par (la fondation venderesse) soient mis à sa disposition, à charge par elle d’édifier dans la propriété (…) vendue et de mettre gratuitement à la disposition de (la fondation venderesse) et pour toute la durée de la fondation, une construction de même importance, qualité, cube et surface pour surface » [...]. L’acte concluait enfin : « En conséquence de tout ce qui précède, la (fondation venderesse) ne sera appelée à quitter les locaux qu’elle occupe actuellement que lorsque les locaux de remplacement seront complètement aménagés et prêts à recevoir les meubles, livres et objets d’art et tous accessoires utiles à son fonctionnement, nouveaux locaux qu’elle occupera gratuitement et pendant toute son existence. »
Soixante-quinze ans plus tard, le 7 mai 2007, la société acheteuse assigna la fondation venderesse en expulsion et en paiement d’une indemnité pour l’occupation sans droit ni titre des locaux. Dans un arrêt du 10 février 2011, la Cour d’appel de Paris accueillit cette demande en se fondant sur le fait que le droit concédé à la fondation venderesse dans l’acte de vente « est un droit d’usage et d’habitation et que ce droit, qui s’établit et se perd de la même manière que l’usufruit et ne peut excéder une durée de trente ans lorsqu’il est accordé à une personne morale, est désormais expiré ». La Cour de cassation invalide la solution en cassant l’arrêt pour violation des articles 544 (droit de propriété) et 1134 (force obligatoire du contrat) du Code civil.
L’attendu de principe doit ici être mentionné : « En statuant ainsi, alors que les parties étaient convenues de conférer à (la fondation venderesse), pendant toute la durée de son existence, la jouissance ou l’occupation des locaux où elle était installée ou de locaux de remplacement, la Cour d’appel, qui a méconnu leur volonté de constituer un droit réel au profit de la fondation, a violé les (article 544 et 1134 du Code civil). »
Possibilité de faire porter un droit réel conventionnel de jouissance sur des droits sociaux.
Dans l’arrêt « Maison de Poésie », le droit réel de jouissance conventionnel validé par la Cour de cassation portait sur un immeuble et avait pour caractéristique sa durée originale (inapplication de l’article 619 du Code civil plafonnant à trente ans l’usufruit détenu par une personne morale) ainsi que la possibilité pour son titulaire de substituer unilatéralement à l’objet initial du droit un autre immeuble, considéré comme équivalent, mais aux caractéristiques cependant bien précises. Rien dans l’arrêt « Maison de Poésie », ni dans la lettre ni dans l’esprit, ne permet de restreindre le champ de la liberté d’institution conventionnelle d’un nouveau droit réel de jouissance aux seuls immeubles. En effet, l’arrêt « Maison de Poésie » valide non pas un droit réel de jouissance conventionnel mais la liberté de création de droits réels de jouissance conventionnels. Il restera aux praticiens à exercer pleinement leur imagination.
Exemples.
C’est ainsi que pourraient, selon nous, être notamment imaginés les droits réels conventionnels de jouissance sur droits sociaux suivants :
- Droit réel conventionnel de jouissance portant sur des droits sociaux au profit d’une société, calqué sur la durée de vie de cette dernière et réservant au titulaire des droits sociaux la faculté de remplacer unilatéralement l’objet de ce droit de jouissance, qui ne serait plus les droits sociaux initiaux mais par exemple les titres d’une holding issus de l’apport à cette dernière des droits sociaux concernés.
- Droit réel conventionnel de jouissance portant sur des droits sociaux au profit d’une personne quelconque (physique ou morale) et réservant au titulaire des droits sociaux en question l’attribution de certains fruits. On sait en effet que, normalement, un usufruitier a le droit à tous les fruits (C. civ., art. 578) et le nu-propriétaire à aucun. Cette variante caractériserait donc l’existence d’un droit réel de jouissance original : c’est ainsi que, par exemple, le propriétaire d’actions pourrait se réserver la moitié des dividendes sur les droits sociaux grevés par le droit réel de jouissance conventionnel.
- L’originalité pourrait également venir du droit de vote : le titulaire du droit réel de jouissance conventionnel pourrait ainsi, à l’inverse de l’usufruitier, être totalement exclu du droit de voter, voire du droit de participer aux décisions collectives.
LES LIBERTÉS QUI EN RÉSULTENT
La liberté de répartition du droit de vote issu de droits sociaux grevés d’un droit réel conventionnel de jouissance.
Rien ne paraît interdire de priver totalement de droit de vote le titulaire d’un droit réel conventionnel de jouissance. Pourrait-on aller jusqu’à interdire à ce dernier d’accéder aux assemblées, en lui déniant tout droit de participer aux décisions collectives ?
Deux obstacles devraient être surmontés pour autoriser pareille privation :
- Etablir que le titulaire du droit de jouissance conventionnel n’est pas un associé (condition posée par l’article 1844 du Code civil pour bénéficier du droit de participer).
- Etablir qu’il ne jouit pas non plus de la qualité d’associé (à l’inverse de l’usufruitier, comme cela résulte de l’article 578 du Code civil).
On peut se demander si, précisément, la privation d’une prérogative essentielle à l’associé (le droit de participer) ne permettrait pas par définition de surmonter ces deux contraintes, et ainsi de consacrer le résultat voulu.
A l’inverse, il apparaît possible d’attribuer au titulaire d’un droit de jouissance conventionnel tel ou tel droit de vote, jusqu’à lui conférer tous les droits de vote, sauf bien sûr ceux réservés à l’associé, c’est-à-dire au titulaire des actions ou parts sociales. La liberté d’attribution de principe de la totalité du droit de vote résulte de la jurisprudence qui accorde une telle liberté à l’usufruitier. En l’absence de règle légale régissant les droits réels de jouissance conventionnels, l’article 1134 du Code civil, c’est-à-dire la liberté contractuelle, retrouve son plein empire.
Il reste deux limites résultant de la qualité d’associé du titulaire des droits sociaux :
- En premier lieu, ainsi que nous l’avons évoqué, chaque fois que le droit de vote de l’associé est exigé, le titulaire des droits sociaux ne peut être privé de son droit de vote au profit du titulaire du droit de jouissance conventionnel.
- En second lieu, le titulaire des droits sociaux ne peut être privé de son droit de participer aux assemblées (C. civ., art. 1844 al. 1er précité).
Enfin, rien ne paraît interdire d’attribuer conjointement le droit de vote au titulaire des droits sociaux et au titulaire du droit réel de jouissance conventionnel sur ces mêmes droits sociaux. Il faut en la matière retenir la même solution que celle consacrée en matière d’usufruit (Cass. 3e civ., 2 mars 1994, Buding c/ Buding et a. : Rev. sociétés 1995, p. 41, note P. Didier).
La possibilité de « vendre à soi-même » le droit réel conventionnel de jouissance.
Puisque la « cession d’usufruit temporaire » a perdu de son attrait fiscal depuis le 14 novembre 2012, l’on trouvera intérêt à concevoir sur mesure un droit réel de jouissance différent de l’usufruit, dont le régime juridique et le régime fiscal originaux échappent au joug de la loi.
L’on pourrait ainsi vendre à une société à l’IS un droit réel conventionnel du type de celui consacré par l’arrêt du 31 octobre 2012. Ce droit réel, conférant à la société acheteuse le droit de jouir en personne des locaux, se caractériserait par quelques traits de régime distincts d’un droit d’usage et d’habitation tel que le conçoit la loi. Comme dans l’arrêt du 31 octobre, il semble possible de lui conférer une durée détachée de la règle du plafonnement à trente années : 35 ans, 40 ans ou bien encore la durée de vie de l’apporteur ou la durée de la société (exactement comme dans l’hypothèse consacrée par l’arrêt du 31 octobre). Le risque accru de dissolution en cours d’existence de la société serait résolu comme en matière d’usufruit.
Certaines restrictions à ce droit réel de jouissance de la société pourraient être expressément posées, afin d’accentuer davantage l’originalité du droit tout en épousant mieux encore les besoins respectifs des parties. L’on pourrait ainsi concevoir d’autoriser le cédant, comme dans l’arrêt du 31 octobre, à mettre fin unilatéralement au droit de jouissance réel de la société, moyennant une solution alternative (conclusion à son profit d’un bail à certaines conditions : promesse de bail) et indemnisation (cette dernière pouvant consister notamment en la conclusion d’un bail à des conditions très attractives).
En tout état de cause, la cession de ce droit réel de jouissance original ne serait pas celle d’un usufruit temporaire tel que l’entend la loi et échapperait ainsi à la taxation prohibitive de l’article 13-5 du CGI, tout en bénéficiant des attraits fiscaux traditionnels de la cession d’usufruit tels que nous les avons décrits. Afin d’échapper au grief de l’abus de droit, il faudrait par ailleurs concevoir le droit réel conventionnel autrement que dans le seul but d’échapper à l’article 13-5, et c’est bien pourquoi nous avons insisté sur la nécessité de faire en sorte que le droit réel nouveau épouse très exactement les besoins tant du cédant que de l’acquéreur. Concevoir ce droit comme plus étendu que l’usufruit sous certains aspects (relativement à sa durée notamment), et comme plus restreint sous d’autres (possibilité par exemple de se voir imposer une substitution de droit), c’est fonder la stratégie sur des motifs juridiques définis sur mesure et ainsi écarter le spectre de l’abus de droit fiscal.
Conclusion.
L’arrêt « Maison de Poésie », en faisant voler en éclats le numerus clausus des droits réels, a ouvert un nouveau champ à la liberté contractuelle. Nous avons essayé d’explorer les nouvelles stratégies envisageables en conséquence. L’audace n’est probablement pas dans nos analyses, mais dans le choix fait en amont par la Cour de cassation, dont nous nous efforçons de tirer toutes les conséquences. Le praticien saura faire l’usage qui lui semble à la fois le plus utile et le plus raisonnable des remarques que nous avons pu formuler.