Fiscalité mobilière

La CJUE examine le régime du report d’imposition

Le 12 octobre dernier, le Conseil d’Etat a transmis à la Cour de l’Union européenne une double question préjudicielle
Celle-ci porte sur la conformité du dispositif français de report des plus-values résultant d’une opération d’échange
DR, Marc Bornhauser, avocat associé du cabinet Bornhauser

Ce contentieux prend sa source dans les lois de finances pour 2013 et 2014, qui ont réformé le dispositif de taxation des revenus de capitaux en les soumettant au barème progressif de l’impôt sur le revenu, après un possible abattement pour durée de détention. Du 1er janvier 2013 au 31 décembre 2017, ce régime s’est substitué au prélévement forfaitaire libératoire de 24 % (voire 19 %). Or en cas de report, la doctrine administrative prévoit expressément que les plus-values résultant de l’échange de titres sont imposées dans leur totalité alors que la plus-value de cession des titres reçus à l’échange bénéficie, le cas échéant, de l’abattement prenant en compte la durée de détention. Jugeant cette distorsion de traitement contraire à la directive européenne dite « fusions » (1), deux contribuables français ont saisi le Conseil d’Etat d’un recours en excès de pouvoir et d’une question préjudicielle. Le 12 octobre dernier la question a été renvoyée à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).

Espèce. Les demandeurs souhaitent obtenir l’annulation du commentaire administratif (2) qui les a privés de l’application de l’abattement pour durée de détention (3) sur les plus-values d’échange constatées antérieurement au 1er janvier 2013 et placées en report. Ces derniers soutiennent que le mécanisme de report français est incompatible avec la directive ‘fusions’, établie pour éviter les désavantages de trésorerie qui en résulteraient si l’impôt sur les plus-values, constatées lors d’un échange de titres, devait être acquitté avant leur réalisation. Jugeant que ce point présentait une difficulté sérieuse d’interprétation du droit de l’Union, le Conseil d’Etat a saisi la CJUE. « Jusqu’alors, le Conseil a toujours confirmé la position de l’administration (4), tandis que le Conseil constitutionnel a formulé des réserves d’interprétation sur ce point », rappelle Marc Bornhauser, avocat associé du cabinet Bornhauser, qui a déposé la double question préjudicielle du 12 octobre dernier.

Question préjudicielle. A présent, la Cour de justice doit déterminer si la France est en droit d’appliquer des règles d’assiette et de taux différentes aux plus-values placées en report et à celles constatées au jour de la cession des titres remis à l’échange ; en particulier si le droit national s’oppose à l’application des règles d’abattements pour durée de détention s’agissant du gain reporté. Marc Bornhauser, soutient que « la cession des titres reçus en échange doit s’opérer dans le même cadre fiscal que celui qui aurait été applicable aux titres échangés si l’opération n’était pas intervenue ou avait bénéficié d’un sursis. Tel n’est pas le cas en l’espèce puisque la plus-value en report ne bénéficie d’aucun abattement pour durée de détention lorsqu’elle a été réalisée avant 2013 ». Un litige qui s’inscrit directement dans la continuité de la jurisprudence Lassus et Jacob. Dans cette affaire, le recours ne visait pas la question des abattements pour durée de détention, mais celle de l’imputation des moins-values de cession sur les plus-values reportées.

Précédents. La question de la conformité du mécanisme de report avait déjà agité le Conseil d’Etat qui avait présenté en juin et juillet 2016 deux questions préjudicielles dans le cadre des litiges Marc Jacob et Marc Lassus. Par deux décisions (5), le Conseil d’Etat, statuant au contentieux, après avoir dans une précédente décision (6) rejeté la demande des contribuables qui discutaient la décision de l’administration fiscale d’imposer, à l’occasion de la cession ultérieure des titres reçus, les plus-values d’échange initialement placées en report d’imposition alors qu’ils avaient tous deux transféré leur domicile fiscal dans un Etat de l’Union. Ce qu’ont contesté les demandeurs au motif que leur départ de France justifiait l’application d’un mécanisme de sursis et non de report d’imposition, ce qui impliquait que l’échange fût traité comme une opération intercalaire, fiscalement neutre, et que seule la cession des titres générât de l’impôt. Ensuite, à supposer que le report fût jugé compatible avec la directive « fusions », ceux-ci avançaient que n’étant plus résidents fiscaux français au jour de la cession, la France n’avait plus la compétence pour imposer la plus-value d’échange. A la requête des contribuables, le Conseil d’Etat avait saisi la CJUE à titre préjudiciel.

Sur la validité du report. Dans ces dossiers, les magistrats de l’Union ont confirmé la validité du système du report qui déroge à la règle qui veut que le fait générateur de l’imposition de la plus-value soit constitué l’année de sa réalisation. Selon la CJUE, si la directive « fusions » précise qu’une opération d’échange ne doit en principe entraîner aucune imposition, elle n’oblige pas pour autant à exonérer définitivement la plus-value en question. L’administration française peut donc constater et liquider la plus-value d’échange l’année où l’opération a lieu, et l’imposer au moment de la cession finale des titres qui met fin au report (7).

Sur la compétence fiscale des Etats. La Cour ayant validé le mécanisme du report, il restait à déterminer si la France avait le pouvoir de taxer la plus-value d’échange réalisée par Marc Lassus et Marc Jacob qui entre temps avaient quitté le pays. La CJUE a conclu que le transfert de domicile était sans incidence et que la France conservait le droit d’imposer la plus-value reportée, peu importe que la cession des titres intervienne en France ou dans un autre Etat membre. « Malheureusement, les contribuables qui ont transféré leur domicile dans un Etat qui taxe la plus-value de cession, mais surtout prend comme prix de revient le prix d’acquisition initial des titres remis à l’échange, subissent à concurrence de la plus-value en report une double imposition que la CJUE refuse de corriger », déplore Marc Bornhauser.

Imputation des déficits. Dans le même temps, la Cour a relevé que l’administration française ne pouvait pas refuser à l’un de ses ressortissants, qui a exercé son droit d’établissement dans un autre Etat, le bénéfice de l’imputation des moins-values de cession alors qu’un tel avantage est accordé à un assujetti résident. En l’espèce, l’administration fiscale avait refusé à Marc Lassus d’imputer la moins-value de cession réalisée par lui en 2002 sur la plus-value placée en report en 1999 au motif qu’il résidait au Royaume-Uni et que la répartition du pouvoir d’imposition entre la France et l’Angleterre y faisait obstacle.

Décisions de réformation et de rejet (8). Les 25 et 27 juin 2018, le Conseil d’Etat a tiré les conséquences de la décision rendue dans les affaires Jacob et Lassus. Les magistrats ont admis que la France ne pouvait pas imposer la plus-value d’échange sans imputer la moins-value de cession des titres reçus, y compris lorsque le détenteur réside dans un autre Etat membre à la date de la cession. Ainsi Marc Lassus a pu imputer les six millions d’euros de moins-value constatée lors de la cession de ses titres et a obtenu la décharge de la cotisation supplémentaire infligée par l’administration. A contrario, le Conseil a estimé que Marc Jacob, qui se prévalait de la convention franco-belge pour faire obstacle à l’imposition de la plus-value d’échange réalisée dans l’Hexagone, n’était pas fondé à demander l’annulation de l’impôt, puisque la France conservait le droit d’imposer ladite plus-value.

Portée. S’agissant de la question préjudicielle du 12 octobre, les contribuables sont suspendus à la réponse de la CJUE et aux décisions du Conseil d’Etat et du Conseil constitutionnel qui se prononceront à la suite des juges communautaires. Si d’aventure « la double question préjudicielle que le cabinet a déposée prospérait, ce serait toute la conception française du report d’imposition qui se trouverait remise en cause. Et avec elle l’article 150-0 B ter du CGI », rapporte Marc Bornhauser.


(1) Art. 8 de la directive 2009/133/CE
du 19 octobre 2009.
(2) BOIRPPM-PVBMI-20-20-10 § 130.
(3) Art. 150-0 D ter du CGI.
(4) Conseil d’Etat, 15 nov. 2015, n°390265.
(5) CE 31 mai 2016, n°393881 et 19 juillet 2016, n°360352.
(6) CE, 7 déc. 2015.
(7) CJUE 22 mars 2018, Jacob et Lassus (C-327/16 et C-421/16).
(8) Conseil d’Etat, 3e – 8 ch. Réunies,
25 et 27 juin 2018, n° 360352 et 393881.