
« La CEDH réagit à une possible dérive de la doctrine »

En juin 2009, un tuteur est désigné par la justice finlandaise pour s’occuper d’un homme déficient intellectuellement. Ce protecteur refuse, en se fondant sur un rapport relatif à la psychologie de la personne sous tutelle, de le faire déménager dans le nord de la Finlande pour vivre avec ses anciens parents adoptifs. Il constate qu’il est dans l’intérêt du majeur fragile de résider dans un lieu où sa famille d’accueil vit aussi et où il dispose d’un travail. Le majeur s’oppose à cette décision et demande à changer de tuteur. Le tribunal finlandais le déboute. Invoquant l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme relatif au respect de la vie privée, la personne protégée indique que ses souhaits personnels relatifs à son lieu de résidence et à son éducation n’ont pas été respectés, de même que son souhait de changer de tuteur.
Respect de la vie privée.
La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ne fait pas droit à sa requête, estimant que la décision du tuteur a pour but de protéger sa santé et son bien-être de manière générale (1). La Cour précise que la décision du tuteur est adaptée à la situation spécifique présentée en raison de l’incapacité du requérant à comprendre les enjeux d’un éventuel déménagement. La CEDH ajoute que les autorités nationales ont respecté un équilibre entre le respect pour la dignité et l’autodétermination de l’individu et la nécessité de protéger les intérêts de la personne dans une position fragile. En outre, elle considère que la Finlande a mis en place des garanties dans la procédure locale – afin de prévenir les éventuels abus – ainsi que l’exigent les règles internationales de droit de l’homme (standards of international human rights law).
Pour David Noguéro, professeur de droit à Paris Descartes, cette décision tempère la pensée majoritaire actuelle qui tend à favoriser l’autodétermination de la personne vulnérable au détriment des systèmes de protection actuels.
L’Agefi Actifs – Que pensez-vous de cet arrêt de la CEDH dans le contexte de la protection des personnes vulnérables ?
David Noguéro. - Actuellement, il existe un mouvement international favorable à l’autodétermination des personnes vulnérables. Anticiper et être acteur de sa protection se comprend parfaitement, mais dans certaines limites. Un courant de pensée s’appuie notamment sur la convention de l’Organisation des nations unies (ONU) de 2006 relative aux droits des personnes handicapées (CIDPH) qui lutte contre les discriminations. Selon l’interprétation extensive qui est faite de cette convention, les droits fondamentaux, tels que la vie privée et le choix de la résidence, doivent être respectés concernant les personnes handicapées auxquelles sont assimilées sans grande nuance celles sous régime de protection. Notre droit y pourvoit déjà pour les majeurs protégés.
Mais il y a plus. Dans cette logique onusienne, sont condamnées les décisions dites substitutives, c’est-à-dire la technique de la représentation par laquelle un tiers agit au nom et pour le compte d’autrui. Il faudrait changer de paradigme et privilégier la prise de décision assistée de la personne vulnérable. Pour cela, il faut notamment tenir compte des souhaits et sentiments de l’intéressé pouvant se tromper. Une telle perspective, encouragée par le Défenseur des droits et relayée par une partie de la doctrine, paraît fort périlleuse et souvent inadaptée en pratique. Elle occulte des situations où la représentation est une technique indispensable et où le majeur est inapte à agir. Elle proclame souvent l’autonomie qui exige pourtant, afin d’être effective, une vérification concrète d’un minimum de lucidité.
Cet arrêt mettrait-il un coup d’arrêt à ce courant doctrinal majoritaire ?
- Un coup d’arrêt, probablement pas, mais une invitation à la mesure et à la nuance, peut-être ! En se référant à la convention de l’ONU, l’arrêt de la CEDH répond indirectement à ce courant de pensée par une décision motivée, subtile, qui maintient les équilibres. Selon moi, la Cour indique qu’il est possible de respecter les normes internationales sans aller jusqu’à l’excès, à savoir la mise en péril des systèmes de protection tels qu’on les connaît aujourd’hui. En effet, on ne peut pas, au nom d’une pseudo-discrimination, traiter de façon égale tout le monde : la personne vulnérable et celle qui ne l’est pas. La première a parfois besoin de protection, ce qui nécessite un encadrement, comme le malade a son remède par rapport à l’individu bien portant. Il y a certes une ingérence dans la vie de la personne protégée à la suite d’une procédure offrant des garanties, mais c’est en raison d’un but légitime poursuivi et dans le respect des intérêts de l’intéressé. En l’espèce, par exemple, il était mieux pour ce Finlandais dont l’esprit était celui d’un enfant, selon le constat fait, de rester dans le sud parmi ses relations, et aussi en raison du fait qu’il y avait un travail et une vie sociale.
Il est à noter également que le juge finlandais avait réservé au majeur protégé la possibilité de partir en vacances dans le nord de la Finlande auprès de son ancienne famille d’accueil. La décision de la CEDH aurait été différente si les choix du majeur protégé avaient été en accord avec ses intérêts. Obtenir un changement de protecteur parce que le souhait prêté au majeur de changer sa résidence n’était pas satisfait traduit une possible dérive contre laquelle la CEDH réagit heureusement.
Le défenseur des droits en France est-il plutôt en faveur de cette mouvance doctrinale ? Contrairement à la Cour des comptes ?
- Le Défenseur des droits, dans son dernier rapport de 2016, a rappelé la nécessité de protéger une personne sans la priver de sa capacité juridique, si possible, en repoussant le système de représentation en tutelle. Il se réfère explicitement à la convention de l’ONU. Il met ainsi en avant le mandat de protection future (MPF), un instrument conventionnel de protection de la personne vulnérable qui préserve la capacité juridique du mandant ou du bénéficiaire du mandat, néanmoins fragilisée. Il encourage également l’habilitation familiale, nouvel instrument qui privilégie pourtant la représentation.
Examinant les réalités de terrain, la Cour des comptes est plus mesurée dans son précieux rapport de 2016, tout en mettant en avant les efforts à entreprendre pour développer le MPF (L’Agefi Actifs N°696, p. 14).
Ce même courant de pensée souhaite permettre le vote des majeurs handicapés sous tutelle aux élections, qu’en pensez-vous ?
- Sous le paravent des droits fondamentaux, cette logique est effectivement à l’œuvre. Rappelons déjà qu’une personne handicapée, spécialement celle souffrant d’une déficience psychique, n’est en rien automatiquement un majeur protégé. Un majeur sous tutelle, en France, conserve par principe son droit de vote qui peut néanmoins être supprimé par le juge des tutelles sur la base d’un certificat médical circonstancié. Rien n’empêche de faire un recours pour rétablir un tel droit. Le contentieux est quasi inexistant sur cette question.
Certains commentateurs dans la presse s’offusquent que ce droit soit attribué à la discrétion d’un juge. A la suite du Défenseur des droits, la commission nationale consultative des droits de l’homme s’en est émue par un avis de janvier dernier. Elle propose de supprimer ce pouvoir du juge et d’ouvrir le droit au vote aux personnes sous tutelle. Selon moi, il ne faut pas confondre la conscience politique, propre à chacun, avec la lucidité minimale pour exprimer un choix, serait-il électif.
Un Français pourrait-il se prévaloir directement de cette convention de l’ONU ?
- Il ne faut pas confondre la convention elle-même, qui impose des devoirs aux seuls Etats signataires l’ayant ratifiée comme la France, et l’interprétation faite de cette convention par le Comité en place. Le Défenseur des droits a lui-même rappelé que l’analyse du Comité n’était pas contraignante, tout en suggérant à la France de mettre en harmonie les normes actuelles avec le dispositif de la CIDPH.
(1) Affaire A-MV v. Finland, n°53251/13, 23 mars 2017, disponible sur www.agefiactifs.com en anglais, « La CEDH juge le respect de la vie privée d’un majeur protégé ».