Débuts tendus à Bruxelles pour les négociations sur la transparence fiscale des multinationales

Clément Solal, à Bruxelles
Malgré la position commune adoptée en début d'année, plusieurs points de divergences compliquent les discussions.

Un grand pas a été fait mais il reste bien du chemin à parcourir. Fin mars les Vingt-Sept avaient fini par adopter une position de négociation commune sur une proposition législative émise par la Commission Juncker introduisant une « transparence fiscale pays par pays » (country by country reporting). Les représentants du Parlement européen (PE) et du Conseil sont désormais chargés de s’entendre sur un texte de compromis sur le projet de directive. Une tâche qui s’annonce délicate au vu des divergences clés qu’affichent leurs mandats respectifs et de la tension qui entoure les négociations.

Le projet de directive doit contraindre les multinationales dont le chiffre d’affaires annuel est supérieur à 750 millions d’euros actives sur le marché unique à rendre publiques chaque année certaines données comptables, pays par pays, telles que leurs profits, leur chiffre d’affaires et les impôts versés. Après un premier trilogue le 29 mars, le climat des discussions s’est détérioré en fin de semaine dernière. Le média en ligne Contexte révélait ainsi vendredi 23 avril qu’un texte portant sur le projet de directive, diffusé à Bruxelles par Bercy la veille, avait été rédigé sur la base d’une note produite par le Medef. Un procédé largement dénoncé dans la foulée, par plusieurs ONG et de nombreux eurodéputés, dont Evelyn Regner (du Groupe S&D), l’une des principales négociatrices du PE: «Les États membres doivent travailler dans l'intérêt de leurs citoyens au lieu d'agir à la demande des grandes entreprises», lançait l’autrichienne vendredi matin.

Clause de sauvegarde

Si son origine a fait polémique, le document en lui-même se contente d’appeler la Présidence portugaise du Conseil à s’en tenir strictement à son mandat de négociation. La France qui, compte tenu de la courte majorité qualifiée d’États membres ayant soutenu le texte, détient à elle seule un droit de veto de fait, a ainsi posé ses lignes rouges. Le document de Bercy défend d’abord l’inclusion d’une clause de sauvegarde par laquelle les multinationales pourraient différer de six ans la publication de certaines informations si celles-ci portent préjudice à leur position commerciale. «Exiger des entreprises multinationales qu’elles divulguent des données qui peuvent être utilisées pour connaître leurs marges commerciales, leurs stratégies ou leur politique tarifaire confère un avantage aux concurrents (...)», explique le document.

Prête depuis 2017, la position du Parlement prévoit également un tel système d’exemption mais dans un cadre plus strict que celui proposé par le Conseil. Selon le PE, les entreprises devraient en renouveler la demande chaque année auprès des Etats membres. Les négociateurs du Parlement poussent par ailleurs pour que la liste des entreprises qui bénéficient d’une exemption ainsi que leurs motifs soit publiée chaque année. «A mon sens, l’idéal afin de lutter contre l’évasion fiscale serait qu’il n’y ait aucune clause de ce type. Mais si une liste centralisée était rendue publique chaque année, les entreprises qui ne publient pas leurs données se retrouveraient sous haute pression», estime Tommaso Faccio, chercheur de la Nottingham University Business School et secrétaire général de la commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises (l'Icrict).

La « valeur réelle de la directive » en jeu

Second point d’achoppement majeur : la portée géographique de la directive. Selon la position du Conseil, appuyée par Bercy, la publication des données séparément pour chaque pays devrait se limiter aux activités réalisées dans l’UE ainsi que dans les pays inclus dans sa liste noire des paradis fiscaux. Les informations qui concernent les activités des autres juridictions en dehors du marché unique seraient certes rendues publiques mais seulement de façon «agrégée». Une disposition qui figurait déjà dans la proposition initiale de la CE mais à laquelle s’opposent fermement les eurodéputés, soutenus par bon nombre d’ONG : «Cette approche limitée pourrait créer une incitation perverse pour les grandes multinationales, à restructurer leurs activités hors de l’UE afin d’échapper à leurs obligations de transparence», estimait ainsi 80 organisations de la société civile le 15 avril dans une lettre appelant l’équipe de négociations du PE à ne rien céder sur ce sujet. «La Suisse, les Bermudes ou Singapour ne figurent pas dans la liste noire de l’UE . Plus que tous les autres, cet aspect des négociations déterminera la valeur réelle de la directive», prévient quant à lui Tommaso Faccio.