Anti-blanchiment : Paris lance le chantier de la nouvelle agence européenne

Clément Solal, à Bruxelles
La Présidence française du Conseil de l’UE a fait du projet de réforme prévoyant, notamment, la création d’une autorité européenne anti-blanchiment une priorité.

Paris n’a pas fait les choses à moitié pour marquer le coup d’envoi des travaux sur la grande réforme du cadre européen de lutte contre le blanchiment d’argent présentée en juillet dernier par la Commission européenne (CE). Figurant parmi les priorités de la Présidence française du Conseil de l’UE, le paquet législatif a fait l’objet d’une conférence vendredi au Ministère de l’Economie, où sont intervenus de nombreuses personnalités de haut rang. Des débats nourris qui donnent une bonne idée des enjeux des négociations qui s’engagent au Parlement européen (PE) et au Conseil.

L’un des points les plus discutés : les compétences de la future Autorité anti-blanchiment d'argent ('anti-money laundering authority' ou AMLA) et, en particulier, l’étendue de son pouvoir de supervision directe. Ne seraient concernées, selon le projet de Bruxelles, qu’un nombre très limité d'entités issues du secteur financier uniquement, établies dans au moins 7 Etats membres, et jugées « les plus risquées » selon la « méthodologie harmonisée d'évaluation des risques » développée par la CE.

Bras de fer en vue sur les ressources

Ciblant les grandes banques, cet ensemble de critères a essuyé une pluie de critiques vendredi. « L’Europe ne doit pas s’occuper que de grandes entités mais bien de celles qui constituent une menace pour la stabilité financière de l’UE. Or il peut y avoir des petits serpents venimeux », a insisté Sylvie Goulard, sous-gouverneure de la Banque de France. «Nous devons maintenir l’option d’aller au-delà de la supervision des banques, pour couvrir tous les acteurs du blanchiment d’argent », a-t-elle encore estimé, mentionnant « les cryptoactifs et les nouveaux moyens de paiement ».

Des avis partagés par l’eurodéputé Luis Garicano, rapporteur du texte au Parlement européen, où les travaux viennent de débuter. L’Espagnol du groupe Renew (libéral) craint en outre que les entités sélectionnées subissent une « stigmatisation », en raison de leur faible nombre et de la formulation actuelle des critères. « Les gens vont penser qu’elles sont en difficultés et risquent d’en retirer leur argent, a alerté le parlementaire. La priorité est d’élargir le champ de la supervision directe de l’AMLA, ce qui présuppose une augmentation de ses ressources ».

En phase sur le sujet avec une majorité d’intervenants, Luis Garicano entend pousser pour un « doublement » des moyens alloués à la future agence aux termes de la proposition législative (250 personnes et un budget annuel estimé à 45,6 millions d’euros). Des critiques face auxquelles le directeur général de la Direction pour la stabilité financière et des marchés des capitaux (DG Fisma) de la Commission européenne John Berrigan, a fait valoir le « bon équilibre » du projet de Bruxelles. « Les ressources sont suffisantes pour ce que nous avions à l’esprit, c’est-à-dire une agence dont la fonction principale sera bien de renforcer la coordination entre les superviseurs nationaux, et non de les remplacer », a-t-il expliqué.

Le bénéfice de l’harmonisation pour les banques

Largement acquis à l’idée d’une plus grande centralisation des compétences, le panel d’invités n’était toutefois pas nécessairement représentatif des différentes sensibilités des co-législateurs. Certains Etats membres pourraient en effet chercher à préserver les prérogatives nationales, comme l’a laissé à penser l’intervention du ministre des Finances tchèque. « L’AMLA devra se concentrer sur les transactions les plus risquées. Les bénéfices de toutes nouvelles mesures doivent être rapportés à leurs coûts, notamment administratifs », a ainsi insisté Stanislav Kouba.

« En termes nets, je dirais plutôt que nos propositions réduisent les coûts », lui a rétorqué John Berrigan, mettant en avant les bénéfices de la création d’un «corpus réglementaire unique de l'UE», l’autre grande mesure de la réforme. Concrètement, la CE a proposé de réunir dans un nouveau règlement certaines règles jusqu’ici contenues dans les différentes directives anti-blanchiment. Directives que les Etats membres ont eu tendance à transposer lentement et, surtout, de manière très hétérogène. « Du point de vue des banques et des autres fournisseurs de services, cette harmonisation stricte, qui se focalise sur les règles de vigilances à l’égard de leurs clients, va permettre un gain immense d’efficacité », a souligné le haut-fonctionnaire.

« La tonalité pour un banquier est très positive. L’harmonisation des règles était absolument essentielle, a confirmé Patrick Suet, président du Comité Conformité et Conduite de la Fédération bancaire française, tout en prévenant qu’un « temps de transition assez long sera nécessaire ».

Tensions sur les données personnelles

Autre grand sujet des discussions : le trop faible partage d’informations entre les différentes institutions des Etats membres et, en particulier, entre les Cellules nationales de renseignement financier (CRF). Manque que l’AMLA devra s’efforcer de combler. Jugeant la réforme « insuffisante » sur ce point, Luis Garicano a pointé les tensions entre la lutte contre le blanchiment et les hautes exigences du règlement 'RGPD' - encadrant la protection des données personnelles -, auxquelles sont notamment confrontées les CRF mais aussi les banques.

« Je crois que le curseur du RGPD doit être déplacé vers un plus grand partage des données, autrement l’AMLA sera inefficace », a prévenu le rapporteur. « Il va falloir trouver le bon équilibre entre vie privée et sécurité ».