ISF/Biens professionnels : Des motifs de redressement intarissables

D’importantes divergences d’interprétation perdurent entre la doctrine administrative et la jurisprudence, ce qui insécurise la position du redevable
Les contrôles des services vérificateurs sont facilités par les modifications législatives successives, impulsées par l’administration fiscale
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Alors que les débats autour du bien-fondé de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) battent leur plein en période électorale, Bercy poursuit ses contrôles et durcit sa doctrine. Depuis une quinzaine d’années, l’administration apporte une vigilance particulière aux régimes d’exonération des biens professionnels. « A présent, les brigades de la Direction nationale de vérification des situations fiscales (DNSVF) sont formées et contrôlent, au-delà des seuls revenus, l’exonération revendiquée par les contribuables à ’forts enjeux’ sur leurs outils professionnels », relève Marc Bornhauser, avocat fiscaliste au cabinet Bornhauser. « Il s’agit principalement de contrôles d’opportunités réalisées en fonction des enjeux », résume Christophe Leclère, avocat au cabinet CMS Francis Lefebvre.

Que l’ISF survive ou pas à l’élection du présidentielle, il faudra dans tous les cas purger les contentieux en cours et ceux à venir puisque les modifications apportées aux dispositifs d’exonération des biens professionnels, par la loi de Finances rectificative pour 2016 (LFR 2016) et la loi de Finances pour 2017 (LF 2017), soulèvent déjà les critiques (L’Agefi Actifs n°692, p. 22).

Rémunération normale.

Pour rappel, l’article 885 O bis du Code général des impôts (CGI) exonère totalement d’ISF les titres de sociétés soumises à l’impôt sur les sociétés, sous réserve que la société et le détenteur des titres respectent certaines conditions. L’associé, qui revendique l’exonération de ses participations, doit exercer dans la société une fonction de direction pour laquelle il perçoit une rémunération « normale » et « principale ». Jusqu’au vote de la LFR 2016, le texte ne précisait pas les catégories de revenus à prendre en compte pour apprécier le caractère normal de cette rémunération, la question se posant notamment pour les dirigeants qui cumulaient, dans la même structure, mandat social et fonctions techniques. De ce silence, les inspecteurs et les magistrats ont tiré leurs propres règles d’interprétation. Les services fiscaux apprécient la normalité de la rémunération en faisant masse de la totalité des revenus perçus par le redevable dans la même société alors que les juges ne prennent en compte que les stricts revenus rémunérant le mandat du dirigeant.

Pour régler ces dissensions, la loi définit désormais explicitement les revenus à retenir pour apprécier le caractère « normal » de la rémunération. Entrent donc dans l’assiette de comparaison les traitements et salaires ainsi que les bénéfices industriels et commerciaux, qui sont désormais constitutifs des revenus rémunérant le mandataire. Certes, cette liste existait déjà dans l’ancien article 885 O bis du CGI, mais ces revenus ne servaient qu’à déterminer le caractère principal de la rémunération du dirigeant.

Comparaison.

La LFR 2016 a également légalisé la doctrine administrative portant sur les méthodes de comparaison des rémunérations. Elle rectifie ainsi les divergences d’analyse entre l’administration et les tribunaux et apporte de ce fait une plus grande sécurité juridique. Cela n’induit pas en soi de changements majeurs pour le contribuable puisqu’il ne s’agit que d’entériner une pratique déjà éprouvée. Le plus souvent, l’administration établit le caractère anormal de la rémunération du dirigeant sur des critères intrinsèques en la comparant avec celle des cadres ou autres dirigeants salariés de la même société, ce que la Cour de cassation refuse.

A l’inverse, « la Cour motive ses décisions sur la base de comparatifs extrinsèques considérant qu’il ne peut y avoir de rapprochement entre la rémunération d’un salarié et celle du dirigeant », avance Marc Bornhauser. Le collectif budgétaire donne raison à l’administration et lui laisse le choix de la méthode puisque le nouvel article 885 O bis du CGI l’autorise expressément à apprécier le caractère normal de la rémunération « au regard des rémunérations du même type versées au titre de fonctions analogues dans l’entreprise ou dans des entreprises similaires » (art. 885 O bis modifié). Selon Jean-François Desbuquois, avocat associé chez Fidal et membre du Cercle des fiscalistes, « l’administration aura réussi à mettre un terme à toute la jurisprudence qui lui était contraire ».

Exonération partielle des mandataires.

Bercy a également obtenu de la LF 2017 la création d’une condition de rémunération pour les mandataires sociaux qui prétendent bénéficier de l’exonération partielle de 75 % (art. 885 I quater du CGI). La chambre commerciale avait jugé éligible à l’exonération le mandataire qui exerçait dans la société son activité principale sans être nécessairement rémunéré (Cass. com., 5 janvier 2016, n°14-23.681). En conséquence, le mandataire est désormais tenu d’exercer une activité normalement rémunérée, effective et représentant plus de la moitié des revenus professionnels de l’article 885 O bis du CGI, auxquels s’ajoutent toutefois les jetons de présence qui ne sont pas visés pour l’application du régime des biens professionnels. L’accès à l’exonération partielle des salariés et des mandataires sociaux est donc durci par ces nouvelles dispositions. « Cette réforme n’encourage pas la prise de participation stratégique du dirigeant dans d’autres sociétés pour y apporter son expérience et ses compétences », regrette Marc Bornhauser.

Composition des filiales.

A côté des aspects liés à la rémunération des dirigeants, l’appréciation des actifs détenus par les filiales demeure un autre sujet d’attention des services vérificateurs. Le texte étend l’application de l’article 885 O ter à l’ensemble des sociétés du groupe et autorise l’administration à vérifier au sein des filiales et de sous-filiales la présence d’actifs étrangers aux besoins de l’exploitation et, le cas échéant, à les réintégrer dans l’assiette taxable à l’ISF. Ce que la jurisprudence de la Cour de cassation avait jugé contraire aux textes dans un arrêt du 20 octobre 2015. Les magistrats avaient retenu que l’appréciation de l’outil professionnel se faisait uniquement au sein de la société qualifiée de bien professionnel. Une clause de sauvegarde accorde toutefois le bénéfice de l’exonération aux contribuables de bonne foi, qui échappent de ce fait à la réintégration d’actifs en principe taxables. « Ce droit de regard étendu des services de Bercy est dommageable pour les actionnaires minoritaires de groupes complexes, qui n’ont aucune influence sur le choix des actifs des filiales. Pour les filiales étrangères, le problème est accru lorsque le droit local interdit expressément aux investisseurs étrangers de détenir le contrôle de la société », remarque Jean-François Desbuquois.

Le retraitement de ces biens patrimoniaux impacte mécaniquement la valeur fiscale des titres de la holding – en application de la règle du prorata – et réduit l’assiette de l’exonération, d’où l’enjeu pour les services d’inspection. Parmi les actifs particulièrement surveillés figurent les liquidités et l’immobilier.

Trésorerie pléthorique.

La trésorerie, qui apparaît disproportionnée par rapport à l’activité de la société d’exploitation ou de la société mère exonérée, est susceptible d’être réintégrée au montant des actifs taxables. C’est en examinant la liquidité et la disponibilité de la trésorerie ainsi que les projets de développement de la société que les inspecteurs déterminent son caractère utile. « La jurisprudence est également exigeante en la matière et examine avec soin les projets d’investissement à financer par la société », rappelle Jean-François Desbuquois. La charge de la preuve appartient aux services fiscaux puisque les liquidités sont présumées utiles dès lors qu’elles sont inscrites au bilan.

Cash-box.

Dans l’hypothèse où ce surplus de trésorerie serait lié à une importante remontée de dividendes ou serait utilisé pour octroyer un avantage personnel au redevable, un autre retraitement fiscal est à craindre, celui du mécanisme antiplafonnement instauré par la loi de Finances 2017 (art. 885 V bis du CGI). Par cette clause, le législateur entend sanctionner les redevables qui financent leur niveau de vie à crédit et minorent artificiellement leurs revenus en « encapsulant » leurs dividendes au sein d’une holding cash box (lire l’encadré ci-dessous). De l’avis de Marc Bornhauser, « cette clause anti-abus a été dévitalisée par le Conseil constitutionnel et s’avère superfétatoire puisqu’il vise des montages caricaturaux déjà passibles d’abus de droit ».

Immobilier d’entreprise.

L’immobilier est un autre sujet pour l’administration, qui veille à ce que certains dirigeants ne logent pas leurs immeubles personnels dans des sociétés opérationnelles, pour réduire le montant de leur ISF. L’immobilier était d’ailleurs au cœur de l’arrêt du 20 octobre 2015. Par principe, les immeubles donnés en location – par leur propriétaire ou par l’intermédiaire d’une SCI – ne constituent pas des biens professionnels exonérés. Toutefois, la doctrine fiscale admet quelque exception, lorsque le bien est loué ou mis à la disposition d’une société dans laquelle le détenteur détient une participation et exerce son activité professionnelle principale (BOI-PAT-ISF-30-30-10-20). Une condition, trop souvent oubliée par le redevable, impose que l’immobilier soit impérativement loué au bien professionnel. Ce qui signifie qu’en présence d’une holding animatrice, toute location directe aux filiales exploitantes devrait entrainer, en application stricte de la doctrine administrative, la réintégration de l’immobilier dans l’assiette de l’ISF de son propriétaire.

Pour pouvoir prévenir ce risque et sécuriser le schéma d’exonération «  il n’est pas rare de créer une sur-holding qui, détenant les titres de la holding animatrice, achète l’immobilier professionnel. Le bien est alors loué à la holding animatrice qui, à son tour, le sous-loue à ses filiales. Ce schéma permet de sortir l’immobilier des risques sociaux tout en l’exonérant d’ISF puisque l’immeuble est détenu conformément aux prescriptions de la doctrine administrative », précise Nicolas Message, avocat associé, cabinet FTPA.

Mise à disposition entre sociétés.

Autre exception : sont assimilés aux biens professionnels les immeubles mis à la disposition d’une société par une autre société à condition que celles-ci remplissent les conditions du régime des sociétés mères et filiales, sans avoir l’obligation d’opter pour ledit régime (BOI-PAT-ISF-30-30-40-20). « La question de l’immobilier est délicate à manier car elle n’est pas organisée expressément par la loi et dépend essentiellement des commentaires – souvent complexes – de l’administration. Le juge n’a aucune marge de manœuvre si le schéma de détention ne rentre pas précisément dans la tolérance prévue par l’administration », avertit Jean-François Desbuquois. A l’échelle des groupes de sociétés, outre la déclaration à l’ISF des actifs non nécessaires à l’activité – qui a priori ne remet pas en cause le régime d’exonération des autres actifs professionnels –, un risque plus important, à savoir une déqualification, pèse sur la holding animatrice.

Holding animatrice, une définition lacunaire.

Les contours de cette entité économique – de plus en plus répandue dans les schémas de structuration d’entreprise – ne sont à ce jour esquissés que par la doctrine administrative. La place appelle de ses vœux une définition légale, sans toutefois être exaucée, comme en témoigne la réponse ministérielle Frassa (JO Sénat du 1er décembre 2016) et les textes budgétaires de fin d’année. Depuis quelque temps, l’administration se montre plus sévère dans l’appréciation du caractère animateur de la holding, eu égard aux enjeux fiscaux qu’il recouvre. « La déqualification de la holding entraîne le plus souvent l’effondrement de tous les régimes fiscaux spécifiques revendiqués en matière d’ISF, de plus-value ou de droits de mutation à titre gratuit », avertit Jean-François Desbuquois.

Telle que définie par la doctrine, la holding est animatrice – et pourra à ce titre prétendre au dispositif d’exonération des biens professionnels – dès lors qu’elle participe activement à la conduite de la politique et au contrôle des filiales, c’est-à-dire détenir la majorité du capital et des droits de vote et occuper un poste de direction (BOI-PAT-ISF-30-30-40-10). « L’animation positive d’un groupe suppose, pour la holding, l’exercice d’un mandat social rémunéré par ses filiales, la conduite annuelle de comités stratégiques et le contrôle de l’application des décisions élaborées. Les échanges entre sociétés sont nécessairement écrits et, bien que ce fonctionnement présente un caractère contraignant, il a également l’avantage de sécuriser le schéma et les opérations qui pourront en découler », intervient Etienne Guérin, dirigeant de la société de conseil Practis.

Contrôle.

La holding animatrice doit-elle contrôler l’intégralité de ses filiales ? Pour l’administration, la réponse est positive. Dans différents contentieux, Bercy a exigé que la holding contrôle l’intégralité de ses filiales et, à défaut, a remis en cause sa qualification de holding animatrice et son éligibilité au dispositif d’exonération. « Or, le tribunal de grande instance de Paris en a décidé autrement et retient que la participation minoritaire de la holding dans l’une de ses filiales n’entraîne pas sa disqualification en tant que holding animatrice. S’agissant d’une décision de première instance frappée d’appel, la prudence reste de mise », avance Nicolas de Bengy, avocat associé, cabinet Aquila Avocats (TGI Paris, 11 décembre 2014, n°13/06937). Décision qu’approuve Jean-François Lucq, directeur de l’ingénierie patrimoniale chez KBL Richelieu, selon qui « c’est méconnaître la vie des affaires que d’exiger de la holding un minimum de 51 % de participations dans l’intégralité de ses filiales ». Enfin, si le texte administratif fait état des prestations de services, « celles-ci ne sont ni nécessaires ni suffisantes pour fonder le caractère animateur de la holding, ce que la Cour de cassation a par ailleurs confirmé », rappelle Nicolas Message (Cass. Com. 27 sept. 2015, n° 03-20.665). Cette condition de participation est d’autant plus problématique dans les schémas de co-animation qui, par définition, ne permettent pas aux sociétés animatrices de réunir respectivement 51 % des droits dans chacune de leurs filiales.

Co-animation.

De récents contentieux révèlent le durcissement de positions de l’administration qui avait un temps admis la co-animation. Les services de Bercy tentent d’opposer aux redevables de nouvelles conditions plus restrictives sans pour autant les inscrire dans sa doctrine. Sur la question de la co-animation, « deux holdings familiales peuvent ensemble détenir le contrôle du groupe, sans pouvoir prétendre séparément à la qualification de société animatrice. C’est un schéma que l’administration conçoit difficilement et qui répond pourtant à une réalité économique », constate Christophe Leclère. L’avocat ajoute que, « face au refus de l’administration de valider la double animation, nous entrons dans des processus de transactions, ce qui n’est pas satisfaisant car vecteur d’insécurité juridique ». Pour l’instant, les magistrats ont fait échec aux tentatives des services, étant précisé qu’il ne s’agit là encore que de décisions de première instance ou d’appel. « Ces nouveaux critères sont autant de zones d’incertitude pour les praticiens qui ne peuvent les ignorer tant que la jurisprudence ne les aura pas définitivement tranchées », note Jean-François Desbuquois. La co-animation est une pratique répandue dans les groupes familiaux où le régime d’exonération des biens professionnels côtoie celui du Dutreil. Or, là encore, depuis 2013, des incertitudes pèsent sur la validité de certains pactes.

Pacte Dutreil.

Depuis la réponse ministérielle Moyne-Bressand, le risque principal est celui de la remise en cause du pacte dès lors que des mouvements de titres ont lieu entre signataires de l’engagement (RM publiée au JOAN, 13 août 2013, p. 8722). Cette réponse est en contradiction tant avec la loi qu’avec la doctrine administrative, lesquelles s’accordent pour reconnaître la libre circulation des titres, dont la cession ou la donation entre signataires est sans incidence sur la validité de l’engagement collectif (art. 885 I  bis (b) du CGI et BOI-PAT-ISF 30-40-60-10). La question portait sur le fait de savoir si la cession partielle, de titres au profit d’un autre signataire remettait en cause pour l’avenir l’exonération du cédant sur les titres qu’il conserve.

Selon les termes de la réponse, en cas de cession partielle de titres en cours d’engagement collectif, le cédant est rétroactivement déchu de ses droits à exonération, pour la totalité des titres détenus, y compris pour les titres qu’il a conservés et cela depuis la conclusion de l’engagement. « Ce revirement est problématique car il constitue une zone grise pour les entreprises familiales qui sont désormais entravées dans leurs mouvements de microcessions intrafamiliales », intervient Jean-François Desbuquois. Ce dernier d’ajouter : « Sur ce point, l’administration en est encore au stade des notifications, toutefois la question est pendante et le contentieux est à venir. Le juge va devoir clarifier la situation. »